L’Inconnu de la poste
Le titre a attiré mon attention : « L’inconnu de la poste ». J’ai, comme vous le savez, ou pas d’ailleurs, une affection personnelle et familiale pour La Poste. Alors tout ce qui est jaune et porte une espèce de béret en forme de flèche dessus ou qui cause de la poste et des postiers, suscite naturellement mon intérêt.
L’autre élément intéressant ici, c’est l’auteur. Disons plutôt l’auteur(e), ou « l’autrice » pour faire moche mais politiquement correct. Celle-ci ne m’est pas inconnue, contrairement à l’inconnu de La Poste, puisqu’il s’agit de Florence Aubenas. Le précédent essai de Florence Aubenas, Le quai de Ouistréham (1) était consacré aux femmes de ménages oeuvrant sur le ferry traversant la Manche. La particularité de cet essai très remarqué, est d’avoir « infiltré » le milieu étudié en se faisant passer pour une demandeuse d’emploi lambda, oubliant le temps de quelques mois son statut de journaliste et grand reporter vedette, et le confort qui va avec. Une technique journalistique immersive et perçue par certaines protagonistes étudiées comme une trahison. Compréhensible que cela fasse un choc lorsque vous apprenez que celle que vous preniez pour une amie, certes nouvelle dans les parages mais amie tout de même, avec qui vous avez partagé joies et peines, surtout des peines il faut bien le dire, cette amie donc n’est pas celle que vous pensiez être, c’est à dire une femme de ménage qui galère comme vous, mais une journaliste parisienne venue faire un reportage sur vous comme on étudie les fourmis. Décevant, humiliant même, d’une certaine façon, mais un récit puissant, au ras de la cuvette des toilettes.
Cet essai, réussi, a été porté à l’écran par Emmanuel Carrère. C’est marrant de voir un film quand il est tourné chez soi, et quand je dis chez soi, je veux dire chez moi, car ce film a réellement été tourné chez moi, à Caen et à Hérouville Saint-Clair. L’une des femmes de ménages, pardon une des agents d’entretien, ne lâchons pas le politiquement correct, habite l’immeuble qui jouxte celui que mes parents habitaient quand ils sont arrivés en périphérie caennaise, le long du périphérique justement. L’inconvénient de ce genre de film, c’est qu’au lieu de le regarder, vous vous concentrez sur le décor, sur telle rue, telle maison, tel immeuble car vous les connaissez tous, sans exception. Dommage que ce soit un film sur la misère, j’aurais préféré que ce soit une fresque dantesque ou un film d’aventure signé Spielberg ou Scorcese. Mais que viendrait faire Spielberg à Caen, me direz-vous ? Il n’y a que Orelsan qui s’obstine à faire la promotion de la ville, « un gros poisson dans un petit aquarium » comme il dit dans l’une de ses chansons.
J’aime beaucoup Emmanuel Carrère. Je vous conseille de relire certains de ces ouvrages (Limonov, Un roman russe entre autres) si vous voulez vous imprégner de culture russe afin d’essayer de mieux comprendre ce qui se passe en ce moment du côté de l’Ukraine. Dans Il est avantageux d’avoir où aller (2), une des ses chroniques est consacrée à une photographe qui suit Julie, une toxicomane de Tenderloin, un quartier crépusculaire de San Francisco où s’entassent putes, toxicos et séropos. A la différence de Florence Aubenas, Darcy ne se fait pas passer une tox, ce qui serait absurde vu qu’elle a un appareil photo en permanence avec elle. Néanmoins, le niveau d’immersion et d’implication émotionnelle est le même, allant même jusqu’à vouloir adopter la petite dernière de Julie, lorsque celle-ci mourut du Sida au fin fond de l’Alaska, dans une caravane pourrie, Into the Wild (3) version junky. Le récit est très émouvant, tant pour la photographe, le journaliste et romancier Emmanuel Carrère que pour le lecteur final. Tant de misère ici bas, n’est-ce pas. La fillette ne sera pas adoptée par la photographe. Elle fut prise en charge par les services sociaux d’Anchorage à l’âge de 6 ans et son père condamné et mis en prison pour viol sur mineure.
Vous vous dites certainement, voilà une très longue et sinueuse introduction qui nous amène bien loin de « l’Inconnu de la poste ». Eh bien pas tant que ça vous verrez, car le service postal n’est ici qu’accessoire. La Poste n’est que le lieu d’un horrible fait divers. Montréal-la-Cluze, zone montagneuse entre la France et la Suisse, hiver 2009, quelques jours avant Noël, une charmante postière d’une quarantaine d’année, est poignardée de vingt-huit coups de couteaux dans le dos pour un butin de 3000 euros ! Principal accusé : un marginal habitant dans la cave de l’immeuble d’en face. Enfin pas n’importe quel marginal ! Gérald Thomassin. Gérald Thomassin était il y a longtemps un acteur prometteur, un gamin qui a reçu un César du meilleur espoir masculin pour son rôle dans Le Petit Criminel de Jacques Doillon (4). Quand on vous dit que l’Histoire a de l’humour, noir certes, mais de l’humour tout de même. Un crime horrible, l’acte d’un psychopathe, d’une bête inhumaine, d’un acteur bourré d’acide qui se fait son propre film d’horreur ou d’un type ordinaire qui pète les plombs sans prévenir ? Pas si simple, d’autant que l’ADN retrouvé sur la scène du crime ne correspond pas à celui de Thomassin, ni à celui des deux autres ramassis qui l’accompagnent quotidiennement dans ses beuveries. Et on ne retrouvera chez lui aucune trace de sang, si ce n’est le sien qui a giclé partout quand il s’est coupé avec son propre couteau, ni aucune preuve matérielle l’accusant indubitablement du meurtre.
Thomassin, c’est le parcours à la fois classique et unique d’un enfant de la DDASS, l’expression consacrée pour les services sociaux. Classique car être un gamin de la DDASS, c’est aller de famille d’accueil en famille d’accueil, plus ou moins bienveillante, ou malveillante c’est selon, puis de foyer en foyer et enfin de garde à vue en garde à vue, pour finir inévitablement en prison, dans la rue ou à la morgue, un destin presque tracé d’avance. Sauf que dans le cas de Gérald, une rencontre fortuite, un hasard heureux, va le faire entrer dans le monde du cinéma. Jacques Doillon cherchait un acteur qui ait vraiment le profil d’un jeune écorché pour son film, quitte à ce que ne ce soit pas un acteur justement. Ce sera Gérald Thomassin, qui fera une entrée fracassante avec un César pour son premier film, lui qui a dû tout apprendre du métier sur le tournage, le voilà à présent célèbre et célébré, chambré par ses potes quand il rentre au foyer. Il passera ensuite à côté de grands rôles tel celui de Jean dans Les Nuits Fauves (5), mais il ne voulait pas jouer les « pédés » dira-t-il. Les tournages et les propositions se sont espacés de plus en plus et lui est retourné à son destin de misère jusqu’à aller s’enterrer dans le Haut Bugey, à Montréal-la-Cluze.
Au moment des faits, Thomassin passait ses journées avec deux acolytes, rencontres d’infortune, à boire la bière dès le petit matin, quand les autres prennent leur petit-déjeuner, avant de faire grimper les degrés au fur et à mesure de la journée pour finir défoncé en fin de soirée, jusqu’au petit matin, heure du petit-déjeuner (eh oui c’est tous les jours la même routine) et du crime. Le « petit criminel » était le coupable idéal, d’autant qu’il jouait volontiers de son couteau à cran d’arrêt et on l’a vu quelques temps après les faits pleurer sur la tombe de la postière, parlant tout seul sur la pierre tombale, ou peut-être lui parlait-il à elle, sa victime. Mais sans preuve matérielle, impossible de le condamner.
Jusqu’à ce que l’ADN parle. Dix ans après les faits, un autre individu, totalement inconnu de l’affaire jusqu’alors, s’est retrouvé pris dans les filets de la police scientifique. Son nom : Mamadou Diallo. Il se trouvait bien sur les lieux, avait bien du sang sur les mains qu’il a laissé trainer partout, mais ce n’est pas lui a-t-il juré. Quand il est arrivé, elle était déjà morte. Effrayé, il a pris la fuite. Depuis, il menait une vie ordinaire, il exerçait même le métier d’ambulancier, rien à lui reprocher, pas le profil d’un psychopathe en tout cas. Nous avions donc dans cette affaire, d’un côté un ancien acteur devenu alcoolique, maniaco-dépressif, marginal et parfois violent, le profil type du tueur et de l’autre, quelqu’un qui passait par là, aurait paniqué, fait n’importe quoi comme il se doit, et fui, mais cette version ne cochait pas toutes les cases.
Il y a deux semaines, le 4 avril 2022, Mamadou Diallo a été acquitté « au bénéfice du doute ».
Entre temps, après plusieurs tentatives de suicide, Thomassin a disparu corps et bien et ses deux compères sont morts d’overdose.
Une histoire extraordinaire entre cinéma, fait divers et roman noir.
Je vous recommande vivement la lecture de L’Inconnu de la Poste (6).
Sources / Notes / Films
(1) Le Quai de Ouistréham, essai de Florence Aubenas, Editions de l’Olivier, 2010
(2) Il est avantageux d’avoir où aller, roman d’Emmanuel Carrère, POL, 2016
(3) Into the Wild, film de Sean Penn, 2008
(4) Le Petit Criminel, film de Jacques Doillon, avec Gérald Thomassin, 1990
(5) Les Nuits Fauves, film de Cyrille Collard, 1992
(6) L’inconnu de la poste, essai de Florence Aubenas, Editions de l’Olivier, 2018
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