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Banksable

26 mai 2022

C’est l’histoire d’un paradoxe moderne, aussi moderne et paradoxal que l’art moderne lui-même. C’est l’histoire d’un artiste engagé contre les injustices du monde, l’argent roi, le cynisme, l’indifférence à la misère des autres, qui est devenu avec le temps rentable, voire même très rentable, « bankable » on dit en anglais, quelqu’un grâce à qui on peut banquer, se faire un max de ce pognon qui pourrit tout et qu’on dénonce ensuite dans des oeuvres qu’on vend des millions. Cet artiste porte ce paradoxe jusque dans son nom puisqu’il se nomme Banksy.

Tout a commencé à Bristol, au sud-ouest de l’Angleterre, dans les années 80/90, ou peut-être plutôt à New-York à la fin des années 60, début des années 70, puisque c’est là qu’apparaît une nouvelle forme d’art, le graffiti. L’idée du graffiti était relativement simple à l’origine puisqu’il s’agissait de peindre sur un mur avec une bombe aérosol son nom, un nom d’artiste hein, pas son vrai nom, il ne faut pas oublier que cet acte, bien que vu par les intéressés comme une démarche artistique, était illégal. Après les murs, ce furent les trains et les métros, bientôt totalement recouverts de noms, mots et slogans divers, une vraie révolution. L’art sortait des galeries chics et des musées poussiéreux pour descendre dans la rue, un art à la portée du premier venu et surtout à l’attention du premier venu, du citoyen ordinaire, les américains disent « every day citizen », le citoyen de tous les jours. L’ambition ultime était donc là, démocratiser l’art, envahir la rue, d’où l’expression street art qui fut utilisée un peu plus tard avec l’émergence d’autres formes d’expression similaires comme le pochoir, le collage ou encore les sculptures éphémères et urbaines.

Banksy a grandi dans ses années-là, s’inspirant du travail des premiers grapheurs mais trouvant rapidement sa propre voix, beaucoup plus politique et engagée. Son objectif n’était pas tant de réaliser des oeuvres graphiques et esthétiques que de faire réfléchir les gens sur le monde autour d’eux. Comme ce pochoir aujourd’hui très connu où on voit un homme que l’on imagine au milieu d’une manisfestation, bandana sur le nez et la bouche, en train de lancer non pas un cocktail molotov mais un bouquet de fleurs. L’Angleterre sortait alors du Thatchérisme et rentrait avec Blair dans une période de renouveau économique, plein d’effervescence, d’espoir et de création artistique débridée.

Mais Banksy demeure une véritable énigme car personne ne connaît son vrai nom, ni même s’il s’agit d’un seul individu ou d’un collectif d’artistes. Une énigme dont les multiples provocations n’ont cessé de faire la une des tabloïdes à travers le royaume et dans le monde, comme lors de cette vente chez Sotheby’s où un de ses dessins les plus connus, La petite fille et le ballon, s’est auto-détruit sitôt le coup de marteau du commissaire priseur ayant retenti. Ce fut un vrai choc dans l’assemblée, un mélange de rire et de stupéfaction, quelque part dans la salle ou au téléphone, quelqu’un venait d’acheter un tableau qui n’existait déjà plus, quelques secondes après avoir fait un chèque de plus d’un million de livres sterling. Mais l’acheteur n’en fut pas malheureux pour autant car la valeur de ce qui restait de La petite fille avait déjà doublé. L’art moderne a quelque chose de formidable, n’est-ce pas ? Ou de ridicule plutôt.

La petite fille au ballon, Banksy

Ce qui nous ramène au début de ce billet sur le paradoxe Banksy et de l’art moderne en général. Les oeuvres de l’artiste de Bristol valent aujourd’hui plusieurs millions d’euros alors que celui-ci avait construit son identité en s’opposant à cette idée de marchandisation de l’art, à l’art pour les millionnaires, qui par ailleurs n’en ont strictement rien à faire de l’art, si ce n’est qu’il s’agit pour eux d’un actif de plus dans leur portefeuille d’investissement. L’art n’est qu’un marché financier parmi d’autres, sauf qu’au lieu d’acheter des actions d’entreprises, on acquière des tableaux ou des statues de singes géantes. L’art, kesako ?

Banksy a lui même dénoncé le ridicule de la situation dans le documentaire Faites le mur en 2010 (1). Il y était question d’un Français, Thierry Guetta, alias Mr Brainwash, le bien nommé, qui après avoir filmé bon nombre d’artistes émergeant de la scène graffiti (Invader, Obey, Banksy…) s’est dit que lui aussi pouvait se mettre à faire des pochoirs à la con, pas besoin d’être Rembrandt ou Michel Angelo pour cela, et les vendre plusieurs millions d’euros à des abrutis d’Américains qui n’ pigent que dalle mais qui sont prêts à y mettre un paquet si Brad Pitt et Angélina Joly le font aussi. Thierry Guetta, c’est le Christophe Rocancourt du street Art ! Remarquez, dès qu’il y a une escroquerie à faire quelque part, vous pouvez être certain qu’il y a un Français ou un Italien derrière.

Ce qui est triste au fond , c’est que le génie de Banksy, car il s’agit véritablement d’un génie, non pas tant par son style artistique que par ses idées iconoclastes et provocantes, se trouve complètement dévoyé par la reconnaissance internationale dont il est l’objet par ceux-là même qu’il dénonce sur les murs. Et pourtant quelle singularité, quelle audace, que celles de Banksy ! Je pense entre autres à ses expositions underground conçues comme de véritables expériences artistiques ultra décalées ou à « l’Hôtel avec la pire vue du monde », c’est à dire juste en face du mur séparant la Palestine d’Israël, qui a été entièrement refait pour accueillir une fresque dans chaque chambre. Certes Banksy est aujourd’hui un homme très riche, qui que ce soit, un seul individu ou un groupe de potes, mais les messages qu’il envoie perdent complètement de leur valeur par ce côté bankable.

Au fond, c’est peut-être Mr Brainwash le plus objectif dans cette histoire de dupes . Lui ne prétend ni changer le monde ni faire réfléchir les gens dont la plupart sont des imbéciles finis, il se moque de toute cette histoire de street art et banque un max tant qu’il est possible de le faire. Merci Banksy !


(1) Faites le mur, documentaire de Banksy sur Thierry Guetta et l’univers du street art, 2010

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