Vingt ans
Il y a vingt ans, comme d’autres passent des auditions, je passais un oral pour une école de commerce, une expérience que je raconterais quelques années après dans un livre dont le titre restera sans doute dans les annales des plus mauvais titres (1). Cette fois, aujourd’hui samedi en fait, je suis de l’autre côté de la table, c’est à dire juré, en binôme avec un ou une responsable de l’école. Un symbole très satisfaisant pour moi, d’autant que l’école va quitter ses locaux historiques d’ici quelques semaines pour un nouveau campus flambant neuf au centre de Lyon. Nostalgie quand tu nous tiens…
Il y a vingt ans, quelques semaines avant cependant, je m’étais fait bouler à l’oral d’une autre école, parisienne celle-ci. Je l’admets volontiers, j’avais été parfait, enfin parfaitement lamentable plus exactement. Encore que lamentable n’est pas le terme le plus approprié, disons que le stress m’avait fait faire et surtout dire n’importe quoi. Sur le sujet d’actualité, j’avais choisi la guerre au Kosovo pour faire l’intello (que je n’étais pas) et je m’étais emmêlé les pinceaux entre la Serbie, l’Albanie et le Monténégro. J’aurais pu, dû, choisir un sujet plus simple, m’évitant de paniquer, d’autant que j’ai la transpiration facile et très vite, ma chemise de couleur orange, choix volontaire pour me démarquer des costumes bleus, s’est remplie d’auréoles humides me faisant ressembler à une sorte de Dalmatien humain, un Dalmatien orange donc, ce qui finalement était dans le thème puisque la Dalmatie se partage, comme vous le savez, ou pas, entre la Croatie, le Monténégro et l’Herzégovine. Après cette débâcle digne des Balkany, j’ai enchaîné par mon projet professionnel, où comment creuser plus profond quand vous avez déjà atteint le fond du fond du trou dans lequel vous vous êtes mis tout seul.
A l’époque, j’avais l’idée de monter une chaîne de boulangeries en Angleterre sur le modèle de Paul, un concept bien français que je trouvais génial et comptais exporter en Angleterre donc, ce pays où je venais de passer un an (lire Erasmus mon amour). Un chef d’entreprise dans mon jury me demande alors : ça gagne combien un boulanger en Angleterre ? Je réponds, bah je ne sais pas, le SMIC probablement, mais moi, grand seigneur, je les paierai davantage pour être certain d’avoir les meilleurs. Il enchaîne en me demandant combien je compte me payer moi. Au début, lui dis-je, il faut faire des efforts, donc je verrai en fonction des résultats. Ok je vois, conclut-il, ton projet c’est des boulangeries façon Paul, du pain, des boulangers surpayés et un pédégé qui ressemble à un Dalmatien orange et qui est lui sous-payé parce qu’il fait des efforts, c’est ça ?
Euh…
C’est chouette ce projet dis-moi, finit-il par concéder en regardant ses collègues l’air hilare.
Ils m’ont mis 6/20, ce qui était finalement généreux.
Le bon côté de cet oral catastrophique, c’est qu’après ça, je me suis dit, lâche-toi mon vieux bon sang, sois naturel, laisse tomber cette histoire de boulangeries à la con et vas-y quoi, détends-toi. Une stratégie payante puisque j’ai eu 16/20 à l’oral lyonnais, un oral pour lequel je suis aujourd’hui juré.
Rien n’a vraiment changé en vingt ans – que le temps passe vite c’est horrible ! Hier encore, j’avais vingt ans… j’avais vingt ans et j’étais là avec eux à faire la fête. Vingt ans plus tard, je suis assis à une table sur la terrasse du rooftop et des étudiants autour de moi boivent de la bière, draguent, jouent au ping-pong et écoutent de la musique… Sexe, fric, glande et diplôme, quoi ! Je ne m’étais pas trompé. J’avais certes un peu égratigné le système à l’époque du bouquin, mais je les aimais bien mes camarades venus de partout en France et même de plus loin. Nous étions heureux.
Au moment où j’écris ces quelques mots, Charles Aznavour vient de jaillir de la sono (véridique) :
Je vous parle d'un temps Que les moins de vingt ans Ne peuvent pas connaître Montmartre en ce temps-là Accrochait ses lilas Jusque sous nos fenêtres Et si l'humble garni Qui nous servait de nid Ne payait pas de mine C’est là qu'on s'est connu Moi qui criais famine Et toi qui posais nue... (2)
Roooo, ça me rend encore plus nostalgique cette maudite chanson !
Rien n’a changé, disais-je, ceux qui ont réussi font la fête pendant que ceux qui passent l’oral stressent. Ce stress qui vous fait transpirer ou vous donne parfois l’air triste, incapable d’exprimer une émotion ou une motivation digne de ce nom et surtout votre vraie personnalité, et pourtant c’est ça que le jury veut voir. Il veut voir ce que vous avez dans le bide. Le jury en a marre de voir défiler des filles en tailleur et des gars en costumes cravates venir lui…
Bon ce n’est vraiment pas une bonne idée d’écrire au milieu des étudiants en école de commerce, maintenant on me propose de faire un blind test à la bière, je dois reconnaître les bières à l’aveugle. J’avais déjà fait ça avec le vin, pas avec de la bière, mais pourquoi pas. Allez !
Hey, 5 points sur 6, il n’est pas si mauvais l’ancien étudiant !
Je reprends, en espérant cette fois pouvoir finir mon billet. Où en étais-je ? Ah oui, marre de voir défiler des filles en tailleur et des gars en costumes cravates venir dire qu’ils veulent faire carrière dans la finance, le conseil en stratégie ou le luxe pour rejoindre une banque, Mc Kinsey & Co ou LVMH.
Ce que veut le jury, c’est de la personnalité, un ou une candidate qui s’est un tant soit peu bougé, que ce soit en milieu associatif, dans le sport, la musique, peu importe en fait. Ce qui importe, c’est qu’il en ait tiré quelque chose, quelques enseignements et des idées pour l’avenir. C’est peut-être beaucoup demander pour des jeunes gens de seulement vingt ans, un peu trop gâtés sans doute, et pour qui la vie ne fait au fond que commencer. Sauf qu’elles existent ces perles rares. C’est par exemple le cas de Juliette, le prénom de ma grand-mère en plus, lyonnaise elle aussi, qui a passé le bafa (pas ma grand-mère hein, la candidate) pour devenir animatrice et emmener les enfants en colo, notamment certains souffrant d’anxiété. Elle est également partie un été au Vietnam pour bosser dans un orphelinat. En dehors de cet engagement associatif, elle suit des études de comptabilité et souhaite intégrer l’école pour avoir une vision plus large du monde de l’entreprise, et éventuellement devenir directrice financière plus tard. En plus, elle est sympa, souriante, joviale, son discours ne semble pas avoir été répété telle une mauvaise actrice de série B. Elle est tout simplement naturelle. On essaie de la bousculer un peu sur la finance, ce monde de requins, qu’on dit, rien à voir avec les orphelinats au Vietnam, qu’on ajoute pour enfoncer le clou, pourquoi ce choix de carrière ? Elle ne se démonte pas, elle remet ça, renvoie la balle, argumente, la finance peut aussi être un outil au service de causes qui correspondent à mes valeurs, et nous renvoie dans les cordes. On se regarde avec ma binôme, qui était justement ma directrice quand j’y étais étudiant, on se comprend du regard, pas besoin de mots. Je ne sais pas si on a trouvé une sorte de mère Teresa avec un sifflet dans une main, une calculette dans l’autre, en tout cas, nous lui avons mis 18. Par contre, à sa copine Barby qui adore Michel Bussy, et jouer la comédie, mais aussi Antigone, nous avons mis 8. Je lui aurais bien mis 12 pour être gentil, car je sais ce que c’est de foirer un oral, mais ma binôme, plus affutée que moi, n’avait pas mon indulgence. Je me demande finalement si je ne suis pas aussi nul comme juré que comme candidat car moi je mettrais des bonnes notes à tout le monde. Désolé !
Rrrr, et voilà qu’ils remettent la musique à fond, maintenant c’est Les lacs du Connemara de Sardou, apparemment c’est devenu un incontournable en école de commerce. Bon je laisse tomber ce fichu billet, foutu pour foutu, je me mets à chanter comme un damné avec les jeunes de vingt ans :
Terre brûlée au vent Des landes de pierres Autour des lacs, c'est pour les vivants Un peu d'enfer, le Connemara Des nuages noirs qui viennent du nord Colorent la terre, les lacs, les rivières C'est le décor du Connemara Au printemps suivant, le ciel irlandais était en paix Maureen a plongé nue dans un lac du Connemara Sean Kelly s'est dit "je suis catholique", Maureen aussi L'église en granit de Limerick, Maureen a dit "oui" De Tipperary, Barry-Connelly et de Galway Ils sont arrivés dans le comté du Connemara Y avait les Connors, les O'Connolly, les Flaherty du Ring of Kerry Et de quoi boire trois jours et deux nuits Là-bas, au Connemara On sait tout le prix du silence Là-bas, au Connemara On dit que la vie, c'est une folie Et que la folie, ça se danse... (3)
Sources / Références
(1) Sexe, fric, glande et diplôme, Les écoles de commerce dévoilées, Editions Maxima, 2005.
(2) La Bohème, Charles Aznavour, 1965
(3) Les Lacs du Connemara, Michel Sardou, 1981
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