Annie E.
Annie Ernaux est l’écrivaine de la vie ordinaire par excellence. Dans le jargon littéraire, on parle souvent à propos de son oeuvre de romans autobiographiques, il me semble moi qu’il s’agit tout simplement d’un journal intime, puisque la quasi-totalité de ses livres évoquent sa vie et tous les évènements (même les non-évènements sont des évènements avec Ernaux) qui l’ont marquée : son enfance dans le café épicerie de ses parents en Normandie (La Place, La femme gelée), la vie et la maladie de sa mère (Une femme, Je ne suis pas sorti de ma nuit), la disparition de sa soeur (L’Autre fille), ses relations amoureuses (Passion simple, Se perdre, L’Occupation, Le Jeune Homme), son avortement (L’Evènement), son cancer du sein (L’Usage de la photo) ou des choses simples qui nous entourent (Journal du Dehors, La Vie extérieure, Regarde les lumières mon amour).
Dans Regarde les lumières mon amour justement, elle nous emmène dans les supermarchés. Anna Sam nous avait permis de voir les grandes surfaces avec les yeux d’une caissière (1), Annie Ernaux nous les fait découvrir dans la peau d’une cliente lambda mais avec l’oeil aiguisé de la sociologue et le style minimaliste et terriblement efficace de la professeure agrégée de lettres. On aime Annie Ernaux (ou on n’aime pas, les goûts et les couleurs) parce qu’elle met des mots sur la vraie vie des gens, simples la plupart du temps. J’ai travaillé pendant des années dans la grande distribution et fréquenté nombre de Carrefour, Leclerc, Intermarché, Super U et autres compagnies. J’ai aimé cet univers car je le trouvais vivant, animé, changeant, un peu comme une fourmilière humaine. Je l’ai aussi détesté, y voyant le symbole de l’hyper consumérisme, la recherche du toujours moins cher qui amène fatalement au moins bien, moins qualitatif, plus loin, là où les gens acceptent de travailler pour trois fois rien. Avec le temps, les supermarchés étaient devenus pour moi le symbole de l’évolution du monde depuis 50 ans, libéral, mondialisé, massifié, déshumanisé. J’aurais aimé savoir écrire à la façon d’Annie Ernaux, c’est d’ailleurs un peu ce que je tente de faire, le talent en moins, donner mon ressenti sur le monde qui m’entoure au travers d’un journal.
Dans La Place, elle évoque la question intéressante de l’ascension sociale et la difficulté d’être né quelque part, d’aller ailleurs, autre part, le déchirement que cela représente, le risque de reniement, de honte même parfois, n’ayons pas peur des mots, qui existe quand on réussit à s’émanciper de son milieu d’origine. L’école républicaine du XXème siècle a en effet permis à bon nombre de gens de franchir les barrières sociales, casser les plafonds de verre, changer de classe sociale pour une autre plus confortable. Annie Ernaux a grandi au fin fond de la Normandie, dans un café épicerie, enfant unique qui n’aurait pas dû l’être si un drame n’avait pas frappé sa famille. Elle est devenue professeure, puis écrivaine, puis Prix Nobel de littérature. Prix Nobel les gars ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte de la dinguerie du truc. Et en même temps, elle n’a pas parcouru tant de chemin que cela si on y réfléchit. Entre la Normandie et Paris où elle vit aujourd’hui, il n’y a finalement que quelques centaines de kilomètres. Une fille d’épicier qui devient prof, y en a des tas. Une prof qui écrit, y en a des tas. Un écrivain, français qui plus est, qui devient prix Nobel, j’avoue qu’il y en a moins. Mais c’est l’ensemble de l’histoire qui est étonnante, unique, surtout lorsqu’on écrit sur la vie ordinaire. Pas facile dans ce contexte pour Annie de savoir quel est vraiment son milieu. Populaire ? Prof ? Intello ? Bourgeoise ? Bobo ? Parisienne ? Ecrivaine ? Féministe ? Un peu tout ça à la fois car son parcours lui a fait fréquenter tous les milieux ou presque, au point qu’il n’y a plus vraiment de milieu, de centre de gravité, aucune case à cocher, est-il possible de les cocher toutes ?

J’aime ces parcours traversant, cela fait les vies les plus intéressantes. Moi aussi, j’ai toujours essayé à ma façon de ne pas m’enfermer dans une case. J’ai grandi dans le quartier du Grand Parc, un quartier populaire d’une ville moyenne de province où près d’une centaine de communautés d’origines différentes vivaient ensemble. Mon meilleur ami s’appelait Jacques, il avait grandi en Côte d’Ivoire jusqu’à ses 8 ans. Mes autres copains s’appelaient Kamber, Yann, Vedat, ils étaient turcs, bretons, tunisiens. J’ai passé mon bac, suis allé à la fac puis grâce au programme Erasmus, j’ai pu aller à l’Université de Manchester. Mes amis là-bas s’appelaient Ben, Graham, Tom, dont les parents étaient aristo, il avait même une aile du château familial pour lui tout seul, le genre Dowtown Abbey si vous avez vu la série. J’ai ensuite pu rejoindre une école de commerce réputée, puis terminé mon cursus à l’Université de Mexico. Là-bas, mes colocs s’appelaient Martin, Carolina, Julia, ils étaient mexicains, allemands, brésiliens. Le père de Martin était député, il nous recevait parfois dans sa maison au centre du pays et nous faisait découvrir la région à bord de son pick-up Nissan. J’ai grandi au Grand Parc, mon père était commercial, ma mère factrice et j’ai fait tout ça, vécu tout ça, rencontré tous ces gens-là. Pourtant je suis revenu vivre où j’ai grandi, car c’était là ma place. J’ai cependant essayé de continuer de faire des choses, aller de l’avant, entreprendre des projets différents sans jamais me laisser enfermer dans cette fameuse case. Alors les oeuvres d’Annie Ernaux, qu’il s’agisse de romans autobiographiques ou de journaux intimes, me parlent forcément, comme ils parlent sans doute à des millions de gens ordinaires, et je suis touché qu’elle ait reçu le prix Nobel.
(1) Les Tribulations d’une Caissières, Anna Sam, LGF, 2009
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