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Ces financiers en blanc – Ep 2

12 décembre 2022

Quand j’ai décidé d’écrire sur le système de santé et sa logique désormais financière, c’était pour réagir à la manifestation des médecins généralistes qui revendiquent une consultation à 50 euros. Je ne savais pas alors que l’émission Cash Investigation s’apprêtait à diffuser quelques jours plus tard une enquête au vitriole intitulée : Hold up sur la Sécu : à qui profite la fraude ? (1).

Certains n’aiment pas Cash Investigation et encore moins sa présentatrice vedette Elise Lucet, estimant qu’ils s’agit d’une bande de fouille-merde mettant systématiquement le doigt où ça fait mal, dénonçant les trains qui arrivent en retard en oubliant ceux qui arrivent à l’heure. Je m’inscris en faux. Cash Investigation fait selon moi partie de ce que l’on peut appeler les « lanceurs d’alerte » et ont donc un rôle primordial à jouer dans nos démocraties, celui d’enquêter et de dénoncer les abus et les abuseurs. Je me souviens être allé voir notre actuel ministre de la justice mis en examen lorsqu’il était sur les planches dans le cadre de son one man show, je me souviens l’avoir entendu cracher sur les lanceurs d’alerte, je me souviens que le public l’avait applaudi. Alors en effet, j’ai le sentiment que les lanceurs d’alerte n’ont pas la cote, que les gens préfèrent mettre la poussière sous le tapis plutôt que de sortir l’aspi, mais comment aurions-nous pu arrêter la commercialisation du Mediator sans Irène Frachon, comment aurions-nous fait pour savoir que la NSA espionnait le monde entier sans Edouard Snowden ? Alors désolé les gars, moi je soutiens les lanceurs d’alerte et je soutiens Cash Investigation.

L’équipe de Cash

Hold up sur la Sécu donc, à qui profite la fraude ? La liste n’est pas exhaustive bien entendue mais l’enquête vaut le coup d’être vue pour comprendre pourquoi notre système de santé part à la dérive, pourquoi certains manquent de financement (l’hôpital par exemple) et d’autres s’en mettent plein les poches.

L’enquête met un coup de projecteur sur plusieurs fraudes, à commencer par les centres dentaires qui ont explosé partout en France (on en compte aujourd’hui environ 1400) suite à la loi Bachelot de 2009 permettant l’ouverture de ce type de centre sans aucune restriction ou presque, à part que les soins dentaires doivent être réalisés par des dentistes, et non par des garagistes ou des maçons. En dehors de ça, rien sur la détention du capital ni sur la direction et les objectifs de ses structures. Résultat, tout un tas de margoulins qui ne sont en rien des professionnels de santé se sont lancés dans le business juteux des soins dentaires. Dans les patrons de ces sociétés approchées par Cash, on retrouve des vendeurs de fripes aux puces de Clignancourt, des diplômés d’écoles de commerce de même pas 30 ans, des couvreurs (quand je parlais de maçons, je n’était pas si loin), bref tout un tas de gens qui n’ont rien à faire dans la santé et qui siphonnent le système. Ils embauchent des dentistes étrangers qu’ils paient à la commission, ce qui les encourage à faire des sur-soins quand il ne s’agit pas de soins complètement fictifs. Une fois la carte vitale passée dans le lecteur, personne ne vérifie, puisque ce n’est pas le patient qui paie en bas de facture. C’est la porte ouverte à toutes les dérives. Les journalistes de l’émission ont pu mettre la main sur des facturations mensuelles au delà de 100 000 euros pour un seul dentiste, soit cinq à six fois la facturation moyenne d’un dentiste libéral. Le directeur national de la CNAM, Caisse Nationale d’Assurance Maladie, est interrogé à ce sujet par Elise Lucet, entre quatre yeux, le directeur est gêné aux entournures, faut dire que ce n’est pas des yeux qu’elle a Elise Lucet, ce sont des mitraillettes. Quand elle vous interroge, vous avouez de suite, même si vous ne savez pas de quoi il s’agit. L’homme se défend néanmoins en arguant que des contrôles sont faits et que les enquêtes sont en cours. Mais les chiffres sont têtus, malgré les scandales à répétitions, les gens escroqués, restés sans dents, mutilés, traumatisés, aucun centre dentaire n’a jamais été fermé par la Sécu depuis 13 ans, absolument aucun ! Les seuls centres qui ont baissé pavillon sont ceux de Dentexia, et ce n’est pas du fait de la Sécu mais parce qu’ils ont fait faillite et que les dirigeants se sont fait la malle avec la caisse de l’assurance maladie. Ce fiasco, on le doit à la loi Bachelot mais également à Marisol Touraine, ministre de la Santé de François Hollande, le président connu pour sa bienveillance à l’égard des sans-dents justement, qui s’engagea à ce que les honoraires soient remboursés aux assurés mais aussi et surtout aux professionnels de santé sous un délai de 7 jours. La CNAM est aujourd’hui fière de tenir cet engagement mais cela l’empêche de réaliser des contrôles avant remboursement et a donc ouvert la porte à la fraude. La Cour des Comptes a enquêté et celle-ci est estimée à près de 5 milliards d’euros, précisons qu’il ne s’agit que d’une estimation, la réalité pourrait très bien être double, voire triple. Dans un autre domaine, rappelons que l’EPR devait aussi coûter selon les estimations des experts en expertise, 5 milliards d’euros, aujourd’hui on parle de 50 milliards, si jamais l’EPR voit un jour le jour. Il faut donc se méfier des estimations, surtout lorsqu’il s’agit d’argent public, l’argent public est étonnement plus facile à dépenser que son propre argent. Bizarre !

Deuxième cible de l’émission : les kinés et les infirmiers dans les EPHAD. Le jeune journaliste ne pouvant lui-même infiltrer un établissement accueillant des personnes âgées plus ou moins dépendantes, il a l’idée ingénieuse de demander à son père, à qui on confie une caméra cachée. Le paternel doit y effectuer un court séjour de deux semaines. A peine arrivé, un infirmier débarque, lui pose deux ou trois questions, lui prends sa tension et lui extorque sa carte vitale pour aller faire le plein de médoc à la pharmacie du coin. Bien entendu quand il revient, il n’a plus la carte verte, sésame vital, on comprend maintenant pourquoi elle s’appelle ainsi, clairement pour certains professionnels ce sésame est vital, mais pas de souci, celle-ci est dans le bureau du directeur de l’EPHAD, bien au chaud, ça c’est sûr qu’elle va chauffer ta carte papy. Quelques jours après sa sortie, le relevé de prestations arrive sur le compte Ameli du patient et on découvre que la prise de tension quotidienne, acte gratuit selon la nomenclature, s’est transformé en actes de soins pour personnes ayant un handicap lourd. Forcément, c’est plus cher. Cette maison de « retraite » des Bouches du Rhône est située juste en face d’un centre médical créé par un médecin généraliste aux cheveux longs gominés qui n’entend pas répondre aux questions des fouilles merde, par exemple pourquoi il est propriétaire de la maison de santé ET de l’EPHAD, tiens, tiens, non, non il n’y a aucun conflit d’intérêt voyons. Rien à dire non plus à propos de cette patiente qui témoigne le visage flouté, à qui les infirmiers ont facturé plus de 20 000 euros de soins lourds en un peu plus d’un an, elle qui se porte comme un charme. Elle a quitté l’EPHAD depuis.

On y voit aussi un médecin généraliste pris la main dans le pot de confiture puisqu’il a facturé des honoraires de vaccination contre le Covid et en même temps des honoraires pour des consultations classiques, notre bon médecin de famille avait donc le don d’ubiquité, une double facturation lui assurant un revenu de 25 000 euros par mois. Interrogée par Cash, qui a réussi a faire rentrer un autre journaliste, spécialiste des data, au sein de la Sécu, la responsable du service de l’Assurance Maladie concernée répond qu’elle connait bien ce cas, que le pauvre médecin se mélange les pinceaux, qu’il n’ait pas à l’aise avec l’administratif et l’informatique. On se demande à ce moment de l’émission si elle se moque de son stagiaire ou du monde en général. Il me semble que ce médecin est parfaitement à l’aise au contraire, et qu’il exploite au maximum les failles du système. Plusieurs semaines après le tournage, le fraudeur n’a apparemment toujours pas été redressé.

Dans le débat qui suit la diffusion du reportage, un syndicaliste de la Sécu s’indigne de ce qu’il voit et surtout du manque de moyens dont ils disposent au niveau du contrôle. Sur les 60 000 salariés de la Sécu, seuls 1600 sont affectés au contrôle, un contrôle uniquement a posteriori encore une fois, depuis la loi Touraine sur l’accélération de la vitesse de remboursement. Par ailleurs, 80% des contrôles sont ciblés sur les assurés alors que d’après la Cour des Comptes, ils ne compteraient que pour 20% de la fraude totale. Autrement dit, seuls 20% des contrôles concernent les professionnels de santé alors que cela représente 80% de la fraude, cherchez l’erreur !

L’erreur est à chercher bien en amont. L’erreur vient de la dérive idéologique opérée depuis l’ère Thatcher en Angleterre qui a irradié l’ensemble du monde occidental à la fin des années 80, et qui consiste à casser le public pour favoriser le privé, jugé plus efficace. Le bilan est sans appel, la santé publique est en pièces tandis que prospèrent les cliniques privées, détenues de plus en plus par des fonds de pensions, souvent américains, et des investisseurs qui ne s’intéressent à la santé que si elle crache du cash. C’est bien pour cela qu’on a besoin de Cash Investigation. Cela ne nous donne pas les solutions, mais cela permet au moins de mettre les problèmes en lumière.

Fort de cela, certains responsables politiques tels que la députée Fadela Kathabi, également invitée du débat, se battent par exemple pour limiter l’ouverture des centres dentaires à de vrais professionnels de santé, après avoir obtenu un agrément de l’agence régional de santé. Espérons que ce type de proposition de loi puisse passer sans recours au 49.3 car il en va de l’intérêt général et de la santé de tous.

Reste la question de savoir si ce type de fraudes, dérives, escroqueries sont l’arbre qui cache la forêt ou la forêt qui cache l’arbre. Il est difficile de répondre à cette question sans statistiques précises et issues d’organismes au dessus de tout soupçons telle la Cour des Comptes. La Fraude est-elle de 5, 10 ou 20 milliards d’euros ? Les professionnels de santé sont-ils dans leur vaste majorité des gens parfaitement éthiques, honnêtes et engagés au service de leurs patients ou pas ? Oui sans doute. Mais dans ce cas, il faut réellement plus de moyens à la Sécu pour faire le ménage car il va sans dire que ce type de fraude révélé au grand jour nuit à la crédibilité du système de santé et à la confiance des Français envers leurs soignants, des professionnels indispensables à la cohésion sociale de ce pays. Nous n’allons pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais de grâce, revenons à une santé plus humaine, publique, et empêchons les financiers de privatiser ce bien commun.


(1) Hold up sur la Sécu, à qui profite la fraude ? Cash Investigation du 8/12/2022.

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