C’était il y a un an
C’était il y a un an. Un moment de sidération total.
Depuis tout gamin, quand on prenait le viaduc avec mes parents, ce grand pont qui enjambe le canal, je voyais à chaque fois une immense demeure sur une petite colline entourée d’arbres. J’avais appris que c’était la maison du directeur de la SMN, la société sidérurgique du coin, disparue depuis, corps et bien, la désindustrialisation comme disent les économistes. Je me disais, j’adorerais visiter cette grande bâtisse, ça doit être extraordinaire à l’intérieur. Bref, je fantasmais sur cette maison à chaque fois que je prenais le pont, mais jamais je n’avais osé y aller jusque là.
La SMN ayant fermé, j’avais entendu dire que la maison du directeur avait été vendue et était à présent un EPHAD. Je ne sais pas ce qui m’a pris ce jour là, mais je me suis dit, et si j’y allais ! Je me ferais passer pour un parent d’un vieil Alzeihmer incapable de me reconnaître et je me faufilerai à l’intérieur fissa. Allez zoo !
Quelle ne fut pas ma surprise, et ma stupéfaction pour être franc, quand arrivant sur place, je m’aperçus que l’endroit n’était pas devenu une maison de retraite mais une sorte de squatte ouvert aux quatre vents. Le 115 y plaçait même des migrants qui n’avaient nul autre endroit où aller, forcément, en attendant de tenter de traverser la Manche à Ouistreham. Que des migrants y vivent, disons plutôt y survivent, ne me choquait pas en soi, fallait bien qu’ils aillent quelque part. Ce qui me choquait, c’était surtout l’état lamentable dans lequel se trouvait une bâtisse qui fut autrefois magnifique, la maison du directeur d’une entreprise de plusieurs centaines d’ouvriers, plusieurs milliers peut-être. S’y rendre à l’époque, devait être quelque chose. Il devait y avoir du personnel de maison façon Downtown Abbey, des cuisines, des grandes salles de réception, tout le tralala qu’on trouvait au début du XXème siècle dans ce genre de demeures bourgeoises.
J’y voyais aussi un triste symbole de l’évolution de notre pays, la France. Il y a un siècle, ce lieu était celui d’un puissant directeur d’une entreprise puissante. Un siècle plus tard, ce lieu est délabré et laissé à la disposition de pauvres gens égarés par la folie du monde (guerres, famines, crises économiques, conditions de vie indécentes…). Et moi j’étais là sur le parking à contempler le spectacle de cette France qui s’effondre – rrrr Zemour, sors de ce corps bordel !
Je décide de repartir sans avoir poussé les portes de la maison qui me faisait rêver depuis tout petit. J’allume la radio et j’entends qu’un type, a priori quelqu’un d’origine étrangère arrivé il y a quelques années en France, cela aurait pu être n’importe lequel des jeunes que je voyais encore en face de moi, s’était pointé à la sortie d’un lycée et avait décapité un prof. J’ai pilé sec ! Je n’en croyais pas mes oreilles. Pas ça, pas maintenant, comment une telle horreur a pu se produire à la sortie d’un établissement scolaire. Je suis resté sidéré quelques minutes, avant de repartir.
Plus tard, je saurais qu’il s’agissait de Samuel Paty, un prof d’histoire géo qui avait eu la mauvaise idée d’utiliser les caricatures de Charly en cours pour illustrer la question de la liberté : liberté de penser, liberté de la presse, liberté de se moquer. On sait ce qu’il en a coûté à la rédaction du journal d’avoir publié ces caricatures, on sait quelle boucherie cela a été. Pourquoi remuer le couteau dans la plaie, si j’ose dire sans mauvais jeu de mot – oui je sais, il est tout de même très mauvais ce jeu de mot. J’insiste néanmoins. Si j’avais été prof d’histoire et que j’avais voulu faire un cours sur la liberté, aurais-je choisi Charly Hebdo comme illustration sachant qu’une partie de mes étudiants, de confession musulmane, seraient au minimum gênés, au pire choqués, au point de se répandre sur les réseaux sociaux comme savent si bien le faire les jeunes d’aujourd’hui – je sais, je parle comme un vieux con, ce que je suis sans aucun doute.
La réponse est Non. J’aurais définitivement choisi un autre exemple car provoquer un scandale ne servait en rien le propos. Aurait-il s’agit d’auto-censure ? Peut-être. Mais parfois, dans la vie, il faut savoir s’auto-censurer. Car on ne peut pas dire tout ce qu’on veut quand on veut, sinon c’est le pugilat assuré, quelle que soit la confession ou la sensibilité de votre interlocuteur.
J’avais la même position à propos de Charly Hebdo, je n’ai pas changé. Peut-on rire de tout ? Desproges disait, on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. Je crois surtout, pour ma part, qu’on ne peut pas rire de quelque chose si cela blesse votre interlocuteur. Si vous aviez en face de vous quelqu’un qui a perdu un proche, un enfant par exemple, le truc horrible, vous permettriez-vous de faire une blague sur ce sujet ? Je ne crois pas. Vous avez en face de vous quelqu’un de confession musulmane, pas un intégriste hein, mais quelqu’un qui respecte simplement sa culture et qui entend que celle-ci soit respectée, même si on ne la partage pas nécessairement. Iriez-vous lui montrer des caricatures du prophète à poil ou mis dans une situation particulièrement gênante ? Je ne crois, simplement par respect pour celui-ci. Eh bien le problème avec Charly Hebdo, c’est qu’ils savent en publiant ce type de dessin qu’ils vont blesser certains musulmans et provoquer une réaction de défense, parfois violente. Ils le savent mais ils le font quand même car c’est leur mission de faire bouger les choses, de provoquer des réactions justement. Personnellement, je ne suis pas religieux, ni croyant, je suis plutôt agnostique. Mais je ne pourrai pas publier ce type de dessin.
Après, quelque soit son opinion, sa culture, sa religion, on peut bien être Charly, ou pas, être Paty, ou pas, on ne peut que condamner une telle barbarie et combattre l’obscurantisme religieux, qu’il soit musulman, juif, catholique ou bouddhiste.
Par contre, à quelques mois de l’élection présidentielle, j’ai peur que ce type de questionnements de société, posés par la commémoration de l’assassinat de Samuel Paty ou le procès de l’attentat du Bataclan, ne fassent les affaires des Zemour et autres candidats aux idées nauséabondes. Et derrière ces questions, celle du vivre ensemble, absolument centrale et pourtant si complexe. Mais j’aurais l’occasion d’y revenir plus tard.
D’ici là, je fais comme mes enfants ce matin à l’école, je marque une minute de silence.
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