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Erasmus mon amour

1 juin 2024

On peut ne retenir de l’Europe, je veux dire de l’UE, l’Union Européenne, cette vieille construction politique européenne, anciennement CECA, Communauté Européenne de l’Acier et du Charbon, ou encore CEE, Communauté Economique Européenne, que les mauvais côtés, comme le dumping fiscal et social, les technocrates en cravates de Strasbourg, Bruxelles ou Luxembourg ville. On peut aussi choisir de voir le verre à moitié plein et mettre en avant les succès européens tels que Airbus, Galileo ou encore ERASMUS, ce programme de mobilité des étudiants dont l’acronyme signifie European Region Action Scheme for the Mobility of University Students. Je soupçonne les initiateurs du programme d’avoir forcé leur créativité linguistique pour rendre hommage à Erasme, Desiderius Erasmus Roterodamus de son nom complet, cet humaniste et théologien néerlandais du XVème siècle qui a beaucoup voyagé en effet, et beaucoup fait pour la jeunesse, lui l’orphelin. On aurait aussi pu l’appeler le programme Corradi, du nom de cette prof italienne qui avait fait dans les années 50 une année d’échange avec l’université de Columbia à New York et en était revenue changée à jamais… mais sans diplôme ! Car à l’époque, l’éducation nationale italienne ne reconnaissait pas les études à l’étranger. Elle a donc rédigé un mémorandum en ce sens, publié en 1969, et milité ensuite pour la mobilité des étudiants à travers l’Europe et le monde. Ses travaux ont servi de base à ce qui sera dix-huit ans après le programme Erasmus. Elle a reçu pour cela des mains du roi d’Espagne, le prix Charles Quint en 2016 et on l’appelle fréquemment « mama Erasmus » au sein des instances européennes.

1987, première promo à bénéficier du programme, je n’avais que dix ans, difficile de prétendre à une place en université, mais dix ans après, j’en avais donc vingt, j’eus la chance de pouvoir aller passer un an à l’Université de Manchester, et quelle année ! Par où commencer ? Par cette nuit d’été où je dormais dans ma voiture pour économiser le prix de l’hôtel pendant que le jour je cherchais une chambre étudiante, la rentrée étant en septembre. Jamais je n’avais eu aussi froid, c’était pourtant le mois de juillet, je me suis dit alors, ça promet le nord de l’Angleterre, si même en été on caille sa mère, je n’ose imaginer à quoi ressemblent les hivers. Ou peut-être devrais-je commencer six mois plus tôt au moment du choix des universités, un peu par tirage au sort faut bien le dire. Moi je tombe sur Manchester et ça me va, la musique, le foot, les pubs, coooool. Ma copine de l’époque elle, tombe sur Sheffield, ses usines délabrées, sa grisaille, The Full Monty, alors forcément c’est le drame. Elle me fait un sketch et me dit, débrouille-toi comme tu veux, trouve-moi une place à Manchester sinon je crie et je te quitte, ou l’inverse. Me voilà donc à essayer de négocier avec des étudiants qui devaient partir à Manchester, leur vantant les mérites de Sheffield, ses usines délabrées, sa grisaille… easy peasy ! Six mois plus tard, je suis à Manchester… et ma copine aussi ! Je ne sais pas comment j’ai réussi ce tour de magie, mais je l’ai fait. Nous y étions et nous avions bien l’intention d’en profiter.

Nous avions trouvé une chambre dans une mansion pas loin de Rusholme et de son vieux stade de foot tout pourri où Manchester City jouait alors en troisième division. C’était bien avant qu’ils se fassent racheter par la famille royale émiratie d’Abu Dhabi, se construisent un stade flambant neuf et une équipe capable de gagner la Ligue des Champions. Nous partagions la maison avec Graham, un étudiant en ingénierie capable de tout mettre dans un mixer, petits-pois verts fluo, corned beef, céréales, un truc infâme que même un chien refuserait de bouffer chez nous, eh bien lui l’étalait sur un toast, oh my god ! Il y avait aussi Chris, qui sortait d’une fac d’histoire à Oxford, après avoir passé son enfance dans une aile du château familial, il envisageait à présent de devenir avocat d’affaire. Qu’importe s’il n’y avait aucun rapport entre les deux, ce type était tellement brillant qu’il pouvait faire ce qu’il voulait, il avait été soumis à un tel rythme de travail à Oxford, toutes les semaines il passait des oraux avec des profs considérés comme des spécialistes dans leur domaine, que tout le reste était une vaste blague pour lui. Elevé dans ce nord de l’Angleterre dont j’ai vanté les températures estivales en intro, la fenêtre de sa chambre était grande ouverte du 1er janvier au 31 décembre, jour et nuit, le froid c’est bon pour la santé qu’il disait, crazy fool ! Comme vous le voyez, nous étions bien entourés. C’était ça l’esprit Erasmus, débarquer au beau milieu de nulle part et vivre entouré de gens qui viennent d’un peu partout avec des habitudes très différentes des siennes et il faut apprendre à vivre ensemble sans se taper dessus, partager le frigo, les placards, le ménage, le séjour, le jardin, les apéros.

En France, on ne peut évoquer Erasmus sans penser à L’Auberge espagnole, le film générationnel de Cédric Klapisch (1). Perso, j’étais klapischien bien avant L’Auberge, tant ce réalisateur avait le talent de raconter la jeunesse, en particulier dans Le Péril jeune, et le don de dénicher des acteurs à la personnalité unique, notamment Audrey Tautou, Cécile de France, Kelly Reilly, Romain Duris et Vincent Elbaz, si jeunes à l’époque du Péril, il y a 22 ans déjà, et toujours là aujourd’hui. Erasmus, c’est tellement ça, Xavier le français un peu nigaud qui débarque à Barcelone, Martine sa copine restée en France avec qui les relations amoureuses à distance s’avèrent plus compliquées que prévu, Isabelle la pote lesbienne, Wendy l’anglaise un peu nunuche et son frère William, qui tel Harry fait des blagues nazi à Tobias l’allemand qui n’apprécie pas vraiment l’humour anglais, et pour cause. Alessandro, Lars, Mira constituent le reste de cette joyeuse bande d’étudiants venus des quatre coins de l’Europe. On les suivra ensuite, comme des potes à nous, spectateurs, avancer dans leurs vies et leurs amours, ce sera Les Poupées Russes, puis Casse-tête chinois. Entre-temps, Xavier aura quitté Martine pour faire un enfant avec Wendy l’anglaise, une fille un peu timide et enrobée dans L’Auberge transformée en femme super sexy dans Les Poupées, tellement sexy d’ailleurs qu’elle ira vivre avec un Américain super riche à New-York dans Casse-Tête, alors Xavier se remettra avec Martine, un vrai bordel l’Europe, déclare-t-il !

D’après l’article de Libération sur lequel je me suis basé pour écrire ce billet (2), on estimerait à un million le nombre de bébés « Erasmus », c’est à dire nés de l’union européenne de deux étudiants rencontrés dans le cadre de ce programme extraordinaire. Je n’ai pas eu cette opportunité pour ma part, puisque comme je vous le racontais, je suis allé à Manchester avec ma copine française. Peut-être que si elle était allée à Sheffield comme prévu initialement, cela me serait arrivé et je vivrais en Angleterre à l’heure qu’il est. Mais le destin, et les négociations pour valoriser cette ancienne ville forte de la révolution industrielle anglaise, en ont décidé autrement. Nous aurions aussi pu elle et moi faire un bébé là-bas, bien que nous étions un peu jeunes pour avoir un enfant, mais un bébé fait par deux étudiants français, serait-ce considéré comme un bébé Erasmus ? Pas certain.

Le temps a passé sur nos vies à tous, personnages fictifs ou réels, les étudiants Erasmus ont donc eu des enfants qui sont devenus des étudiants à leur tour, une véritable Salade grecque, quatrième opus de la série, où Mia et Tom, les enfants de Xavier et Wendy, ont hérité d’un immeuble à Athènes qui abrite étudiants et migrants. Décidément, rien de nouveau sous le soleil de Platon, c’est toujours le bordel cette Europe, un joyeux bordel toutefois, une certaine idée de la vie et du monde en tout cas.


Sources / Références

(1) L’Auberge Espagnole, film de Cédric Klapisch, 2002. Suivie de Les Poupées Russes (2005), Casse-tête Chinois (2013) et Salade Grecque (2023).

(2) Unions Européennes, Erasmus mon amour, Libération, 24 mai 2024

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