Karl M.
Mon conseil à la jeunesse, a dit Emmanuel Macron, lisez Karl Marx ! L’histoire ne dit pas quel ouvrage il conseille en particulier, Le Capital ou Le Manifeste du parti communiste par exemple, ou alors des extraits d’un des journaux pour lesquels il a écrit, notamment Vorwartz, qui signifie En avant ! en allemand. En avant / En marche, tiens tiens en effet il y a une certaine similarité. Mais clairement la comparaison s’arrête là. Je veux bien comparer Macron à VGE, je l’ai souvent fait, pas à Karl Marx. Hormis le milieu social bourgeois d’origine, les parents d’EM étaient médecins, le père de KM, avocat, il n’y a aucun point commun entre notre jeune président français, et, comment le définir au juste, économiste, philosophe, homme politique, penseur, auteur, agitateur ? Le premier conseille cependant à la jeunesse de lire le second et comme je suis encore jeune, j’ai à peu de mois près le même âge qu’Emmanuel Macron, eh bien j’ai suivi son conseil. Le plus drôle, c’est que j’ai découvert cette citation en regardant la série Machine (1), où Joey Star, le rappeur bougon de ma jeunesse et du groupe NTM, joue le rôle d’un syndicaliste très inspiré par Karl Marx.
Le grand mérite de Karl Marx, me semble-t-il, et celui de son ami Engels, qui était le fils d’un industriel allemand qui avait notamment investi dans une entreprise du nord de l’Angleterre, est d’avoir pris fait et cause pour la classe ouvrière alors que tout les destinait à rejoindre la classe des dominants et se désintéresser des dominés. Marx, véritable génie intellectuel, aurait pu devenir un brillant professeur d’université ou chercheur en philosophie, en économie ou en sociologie, ou un grand journaliste, voire le patron d’un journal qui aurait su brosser le pouvoir prussien dans le sens du poil. Engels aurait lui pu suivre la voie de son père, devenir industriel, investir dans des entreprises, en Angleterre et même ailleurs dans le monde, aux Etats-Unis par exemple, où le capitalisme allait faire naître les premiers milliardaires de l’histoire. Il aurait pu. Il a choisi l’autre camp, celui de la classe ouvrière, notamment au travers de son livre majeur, La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844 (2).
Il faut dire que la situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844 est véritablement terrible, de quoi inspirer Zola, pas le rappeur, l’auteur. Quand on entend les salariés d’aujourd’hui se plaindre de leurs conditions de travail, surtout en France, il faut se rappeler ce que c’était le travail au XIXème siècle. Des journées de dix, douze heures, voire davantage, des tâches répétitives et usantes, merci Adam Smith (3), dans des conditions d’hygiène et de sécurité déplorables, six jours sur sept, hommes, femmes, enfants à partir de 8 ans, pas de distinction, pas de pitié, il fallait produire pour que les uns puissent manger et les autres s’enrichir du travail des premiers. Il y avait donc beaucoup à dire, à écrire et à dénoncer sur le sort de la classe ouvrière à cette époque. Et bien sûr, cette dénonciation, appuyée par un bagage intellectuel et théorique solide, n’aurait jamais pu venir des ouvriers eux-mêmes, car la plupart savaient à peine lire et écrire. Le salut ne pouvait venir que du camp d’en face, de la bourgeoisie, où des gens justes et surtout épris de justice sociale s’empareraient du sujet. Marx et Engels, Engels et Marx, Karl et Friedrich sont sans doute les plus connus, ceux en tout cas dont l’histoire a retenu les noms, et les prénoms.
Choisir le camp de la classe ouvrière quand on vient de la bourgeoisie ne va évidemment pas de soi et exige forcément des sacrifices. Marx a secoué la bien pensance et le pouvoir en place partout où il a vécu et d’où il fut chassé, en Prusse, en France, en Belgique, pour finir en Angleterre, où on tolérait mieux, semble-t-il, les esprits libres. Résultat, il aura toujours couru après l’argent pour faire vivre les siens, lui qui n’aura jamais vraiment travaillé, gagné sa vie comme on dit, afin de se consacrer à ses combats politiques et à son œuvre. Heureusement, Engels lui permit régulièrement de subvenir à ses besoins, ça et des dons de généreux mécènes, mais cela n’a pas suffi quand les petits tombèrent malades. Sur les six enfants que lui et Jenny Marx eurent ensemble, seuls trois survécurent. Karl Marx aurait pu avoir une vie très aisée, à la place il vécut dans une certaine forme de pauvreté, qui n’avait cependant rien à voir avec celle de la classe ouvrière dont il a fait son combat.
Si elle ne lui apporta ni la gloire ni la richesse de son vivant, son œuvre a cependant une valeur inestimable, bien qu’elle n’ait pas accessible au premier venu, surtout Le Capital, que les connaisseurs conseillent de ne pas lire dans l’ordre des chapitres pour ne pas se laisser dégoûter par le côté trop économique et mathématique. Il est même préférable d’attaquer Marx par le Manifeste, plus politique et plus digeste. Que nous disent ces deux textes en substance ? Le Capital, Das Kapital, en allemand, publié en 1867, introduit les notions de marchandise, de valeur d’usage de celle-ci (son utilité), sa valeur d’échange (en relation avec les autres objets et exprimé en monnaie), de travail, de plus-value (qui est captée par les patrons, autrement appelés capitalistes, et qui ont tendance a accumuler ce capital sans vouloir le partager avec ceux qui le produisent, à savoir les ouvriers). Au final, le mode de production capitaliste amène à une concentration extrême des moyens de productions et à la prolétarisation, c’est à dire la dépendance des ouvriers par rapport au travail, sans lequel, disons-le clairement, ils n’ont plus qu’à crever sans que personne ne s’en soucie, sauf Marx. Pour Marx, le capitalisme aboutit forcément à des crises majeures et à sa destruction, une fois le prolétariat de tous les pays uni pour mettre fin à cette injustice. Voilà grosso modo pour Le Capital. Le Manifeste du parti communiste, quant à lui, a été publié presque vingt ans plus tôt en 1848, ce qui est étonnant car le Manifeste pourrait être si ce n’est la conclusion, en tout cas la suite logique du Capital, mais l’histoire aura voulu qu’il le précède. Précisons qu’à l’époque, il n’y avait pas de parti communiste et que la notion de parti renvoie ici davantage à l’idée de parti pris que de parti politique stricto sensu. Pour Marx et Engels, les auteurs du Manifeste, la lutte des classes est le moteur de l’histoire, le combat entre oppresseurs et opprimés, sa dialectique. Et au XIXème siècle, il y a d’un côté la Bourgeoisie, la classe capitaliste dominante qui contrôle les moyens de production, et de l’autre, le Prolétariat, les travailleurs, qui ne possèdent que leur force de travail pour seul moyen de subsistance. Le prolétariat est exploité par la bourgeoisie qui ne partage pas de manière équitable les fruits de la production et la richesse des nations. C’est pourquoi, une révolution prolétarienne est inévitable, visant à abolir le capitalisme et à l’avènement d’une société dite communiste où la propriété privée n’existera plus, l’impôt sera fortement progressif, les propriétés privées actuelles seront confisquées et transférées à l’Etat, tout comme le crédit et les moyens de communication, les usines et tous les moyens de production. Tout le monde aura l’obligation de travailler et l’école sera gratuite pour tous les enfants dans des écoles, publiques évidemment. Parallèlement, Marx et Engels critiquent les formes de socialisme non-communiste, qu’il soit féodal, petit-bourgeois ou allemand, le socialisme est selon eux une forme politique trompeuse, théorique, détachée de la classe ouvrière et largement à la solde de la bourgeoisie. Rien n’a vraiment changé, me dis-je, depuis 1848, sauf que la bourgeoisie et le prolétariat n’ont plus exactement les mêmes apparences et attributs qu’il y a deux siècles. J’y reviendrai un peu plus bas.
Entre temps, ce que Marx et Engels ont imaginé, d’autres l’ont fait. Qu’on les appelle des marxistes, des marxistes-léninistes ou plus simplement des communistes, ils ont mis en œuvre une bonne partie des idées du Manifeste de 1848, ce qui a conduit à la déportation et finalement à l’extermination d’une partie de la population. Et le communisme moderne, qu’il soit chinois, russe, coréen ou cubain, n’a rien à envier au capitalisme en matière d’exploitation et de misère. Heureusement pour eux, Marx et Engels n’ont pas connu le communisme en pratique, Marx aurait même déclaré à son beau-fils Paul Lafargue, socialiste français bien connu pour sou ouvrage Le Droit à la paresse, que si c’était ça le marxisme (l’utilisation de ses idées par les socialistes français, dont Jules Guesdes), eh bien il n’était pas marxiste.
Il me semble que Marx aurait bien du mal à définir la lutte des classes aujourd’hui, tant lesdites « classes » sont nombreuses. On ne peut en effet plus opposer la Bourgeoisie, avec un grand B, et le prolétariat, avec un petit p, car il n’y a plus à proprement parler de bourgeois, sauf comme expression dans le langage courant, et il n’y guère plus d’ouvriers non plus, au moins pour le cas de la France où l’industrie ne pèse plus que 10% du PIB et les usines du XXIème siècle n’ont plus rien à voir avec celles du XIXème. Dans beaucoup d’entre-elles de nos jours, on pourrait manger par terre tellement c’est propre et les salariés y travaillent dans des conditions plus que favorables, pour des salaires en moyenne plus élevés que dans le secteur des services, notamment celui des services à la personne, où on est payé au lance-pierre. Comment Marx aurait appréhendé la société post-industrielle occidentale, une société morcelée, archipélisée, dirait Jérôme Fourquet, auteur de L’Archipel français (4) (en non du goulag) les classes n’étant plus définies uniquement par l’économie mais par des critères sociaux, ethniques, physiologiques, sexuels. Il faut désormais considérer les femmes, les LGBTQIA+, les musulmans, les cathos, les juifs, les arabes, les noirs, les blancs, les migrants, les handicapés, les Corses, les Basques, les Calédoniens, les Parisiens, les milliardaires, les SDF, les chômeurs, les fonctionnaires, les agents de la SNCF ou de la RATP et ceux des EPHAD, les caissières, les infirmières, les médecins… comme des classes sociales, ou au moins sociologiques, modernes qui réclament toutes des droits et leur part d’un gâteau, qui il faut bien le dire, est de plus en plus petit.
Marx aurait sans doute trouvé que la société actuelle est un joyeux bordel, que les gens se plaignent beaucoup alors qu’ils ont beaucoup, même les plus modestes, et que finalement il est difficile d’en faire une analyse claire permettant de donner une direction à suivre pour les années à venir. Je crois Marx aurait préféré rester vivre au XIXème, un siècle plus propice aux grandes idées, aux grands penseurs et aux grandes œuvres, de celles qui passent à la postérité.
Sources / Références
(1) Machine, série de Fred Grivois, Arte, 2024
(2) La Situation de la classe ouvrière en Angleterre en 1844, Friedrich Engels, 1844
(3) Adam Smith est un des grands économistes classiques à qui l’on doit l’idée de spécialisation industrielle.
(4) L’Archipel français : une nation multiple et divisée, Jérôme Fourquet, Seuil, 2019
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