# SociétiX

L’autre c’est nous

3 août 2021

Je n’ai jamais compris ce qui anime vraiment ceux qui de par leur métier ou leurs convictions (juges, policiers, journalistes, écrivains…), s’attaquent de front à la mafia ou toute autre forme de pouvoir autoritaire. J’admire ce courage qui se rapproche pour moi d’une forme de suicide, un suicide d’autant plus inutile que la mafia est comme une hydre, vous lui coupez la tête, elle repousse immédiatement, indéfiniment. Lutter contre la mafia revient à vouloir remplir le tonneau des Danaïdes, un tonneau percé.

Quelqu’un qui pourrait nous éclairer sur ce sujet, c’est certainement Roberto Saviano, l’auteur du roman désormais culte Gomorra, un texte consacré à la Camorra, la mafia napolitaine. Roberto n’a que 41 ans et cela fait déjà 16 ans qu’il vit confiné sous protection policière. Il aurait pu s’arrêter là, le succès aidant, et surtout comprenant qu’à trop remuer le fond de l’eau, il allait finir par aller dormir avec les poissons du port de Naples, entre autres spécimens. Mais non, Saviano persiste et signe avec Extra Pure, un essai sur le trafic de cocaïne aux quatre coins du monde et une nouvelle fois adapté en série sous le nom de ZeroZeroZero, puis Piranhas et Baiser féroce, deux romans sur l’utilisation et le conditionnement des bébés dans le monde mafieux. C’est certain, cet homme veut mourir de deux balles dans la tête, comme le juge Michel il y a quelques années à Marseille, et tant d’autres incorruptibles.

Roberto Saviano, GQ N°151, 28 juillet 2021

Cette fois, avec En mer, pas de taxis, Roberto Saviano s’en prend à Luigi Di Maio, l’un des leaders du Mouvement 5 étoiles (M5S), ce parti populaire italien, un mélange de Rassemblement National et de France Insoumise, extrême et populiste, et surtout connu pour avoir créé la surprise en remportant 30% des suffrages lors des législatives 2018. Dans ce genre de parti, il faut savoir user et abuser de phrases choc pour attirer l’attention du peuple, attiser les braises de la discorde. Celle de Di Maio vaut son pesant de cacahuètes, comparant les bateaux des ONG au secours des migrants en méditerranée à « des taxis de la mer ». Il n’en fallait pas plus pour que Saviano reprenne sa plume acérée comme une flèche. Seulement en Italie, défendre la cause des migrants, c’est être considéré comme un traitre. Mais faut avouer qu’il n’est plus à ça près, surtout quand il s’agit de défendre une cause qu’il croît juste.

Car ce fils de médecin du sud de l’Italie, un père qui lui a appris le sens de la débrouille, à ne jamais compter que sur soit pour avancer, à ne rien attendre de l’Etat, cet homme à la tête ronde comme un ballon de foot et au regard espiègle a toujours fonctionné à l’instinct, sans calcul, faisant ce qu’il estime être son métier, et son devoir de citoyen engagé.

Dans ce livre, Roberto Saviano veut nous rappeler que « l’autre », le migrant comme on dit, c’est nous, notre semblable, notre frère. Depuis toujours, l’homme a eu besoin de migrer pour se nourrir, se défendre, survivre. Le monde moderne est ainsi fait qu’on a érigé des murs empêchant ces gens en quête d’une vie meilleure, sans craindre d’être emprisonné, pourchassé, tué ou de mourir de faim, de s’en tirer. Saviano ne se résout pas à cette situation et veut redonner un visage humain, une histoire, à ces êtres qu’on appréhende qu’au travers de statistiques, depuis Bruxelles.

Il est vrai néanmoins que les bons sentiments ne suffisent pas pour gérer la crise des migrants que nous traversons depuis des années en Europe, effet papillon des attentats du 11 septembre à New York. Bien sûr, on a le coeur déchiré quand on voit ce petit gamin de deux ou trois ans avec son polo rouge la tête enfouie dans le sable, le corps sans vie balloté par les vagues de Lesbos. Et cette fois, on ne pourra pas dire que c’est la faute de Christian Ranucci – vous vous demandez pourquoi je fais cette blague de mauvais goût, et c’est vrai qu’elle est bien pourrie. Eh bien simplement parce que j’évoquais un peu plus haut le cas du juge Michel tué par la mafia marseillaise. On sait moins que c’est lui qui a fini l’instruction de l’affaire Ranucci, autrement appelée affaire du pull-over rouge. Michel fut même présent le jour de son exécution, à Christian. Une des dernières condamnations à mort en France, et ce sans réelle preuve. Peut-être bien que c’est son fantôme, et non la mafia, qui l’a liquidé le juge Michel, pour se venger. Mais je m’écarte de mon sujet…

Saviano voudrait que l’on créé un couloir humanitaire pour accueillir les migrants. C’est une belle idée Roberto, mais on a quoi à leur proposer concrètement à tous ces migrants ? Des tentes Queshua sous les ponts de la Porte de la Chapelle à Paris. C’est ça l’idée ? Ce n’est pas le tout de vouloir les accueillir, encore faut-il qu’ils aient un avenir ici, qu’on ait prévu quelque chose. Et puis surtout, comment va t-on expliquer aux gens qui sont nés ici, ont grandi ici et vivent dans la misère ici qu’on va mettre de gros moyens sur la table pour des gens qui sont nés là-bas ? C’est un discours politique impossible à tenir et tous ceux qui prétendent le contraire, les écolo-bobo-gaucho bien à l’abri dans leur petite vie occidentale pépère, ne font que conforter les idées des partis extrêmes qui gagnent du terrain un peu partout en Europe et dans le monde.

Encore une fois, j’admire profondément Roberto Saviano, je respecte son travail et loue sa grandeur d’âme et son intégrité. Mais son problème, qui est celui de tous les intellectuels, c’est qu’il voit les choses de loin et sous un seul angle, humanitaire et humain. Or, on ne peut pas se contenter de dire que les gens qui ne veulent pas de migrants chez eux sont des racistes. C’est caricatural et insuffisant intellectuellement. Le problème fondamental avec ce type de problème, comme celui du trafic de drogue, de la mafia, de la corruption, c’est qu’il n’y a pas de solution évidente. Il n’est même pas certain qu’il y ait une solution tout court. Et la moindre erreur politique en la matière pourrait avoir des conséquences considérables.

Alors on peut pleurer sur le sort des migrants, et je veux bien le faire avec lui, mais cela ne changera rien à leur calvaire et ils continueront de remplir la méditerranée.

L’autre, c’est nous. Mais malheureusement, nous c’est pas l’autre.


Références

Entretien avec Roberto Saviano réalisé par Kerenn Alkaïm pour GQ, N°151, 28 juillet 2021.

Roberto Saviano, En mer, pas de taxis, ed Gallimard, mai 2021

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