The Good Life vs VdM
De manière générale, je dirais que j’ai la belle vie. Je suis en bonne santé, pour le moment en tout cas, j’ai une belle famille, des amis, un bon job, un bon salaire, bien qu’on n’est jamais assez bien payé, sauf quand on s’appelle MBappé, une maison sympa, dans un quartier sympa, situé dans une ville sympa, où les gens vivent en paix, ce qui est un privilège qu’on finit par oublier. Il y a d’ailleurs quatre-vingt ans, les bombes pleuvaient sur ma ville, les Allemands liquidaient ce qu’il restait de résistants, je peux presque voir la prison où cela s’est passé de ma fenêtre, et sur les plages, on ne faisait pas de château avec sa pelle et son râteau, on se prenait plutôt des obus et des tirs de mitrailleuse dans la poire et on finissait à moitié enterré la gueule éclatée dans le sable de Normandie. Alors il faut savoir apprécier cette chance-là, celle de vivre en paix, enfin tant que c’est le cas, on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Et pour apporter la touche finale à mon tableau sympathique, j’ai posé mes valises de billettiste pour deux semaines dans mon café grec préféré, planqué sur une petite île des Cyclades où il y a des milliers d’années les dieux faisaient des batailles de raisin et d’ambroisie. Que demande le peuple hein ? Les Romains voulaient du pain et des jeux, pour moi ce sera un café frappé, with milk and sugar, et la vue de Keros depuis le bar de Nikita.
J’ai donc la belle vie, disais-je, mais il y a cependant des lectures que je préfère tout de même éviter, par exemple le magazine The Good Life, une revue trimestrielle qui se décrit comme « Business & Lifestyle », une bonne centaine de pages où tout ce que vous y voyez ou lisez vous donne le sentiment d’avoir finalement une VdM (l’acronyme bien connu pour Vie de Merde). Exemple avec le numéro d’été de l’année dernière (1), mon petit abonnement à Cafeyn ne me donnant pas le droit de lire celui de cette année, ou alors cet hiver.
Première double page, une pub pour une montre Cartier, la Tank, je précise, mais ai-je vraiment besoin de le faire, que comme tout bon magazine style de vie, la moitié des pages sont consacrées à la publicité. Il y a des Tanks à tous les prix, de 4000 euros à plusieurs dizaines de milliers d’euros selon le métal précieux choisi, les finitions, s’il s’agit d’une série limitée ou non, etc. En tout cas, Séguéla avait dit qu’à 50 ans, si t’avais pas une Rolex, t’avais raté ta vie, eh bien à côté de la Tank, la Rolex passe pour une Swatch.
Deuxième double page, une pub pour du Moët et Chandon. Là, on se dit, ça je peux me le permettre. Ce n’est pas le champagne le moins cher certes mais c’est accessible. Sauf que la bouteille n’est pas une mignonnette de 75 cl, eh oh on n’est pas chez Super U là, on est dans The Good Life et la bouteille fait le double, en version millésimée elle peut valoir près de 300 euros, autant dire qu’à ce tarif tu as intérêt à apprécier ta coupe, et surtout ne pas la mélanger avec un sirop de cassis Franprix pour faire un kir !
Pages 5 et 6, on retrouve les contributeurs ainsi qu’une autre réclame, c’est vrai que ça manquait un peu de pub, pour une banque privée. Clairement, vous n’intéressez aucune banque privée si votre compte en banque et votre patrimoine ne se calcule pas en millions, dizaines de millions serait même apprécié, voire plus si affinité.
Viennent ensuite les voitures, ah oui j’ai oublié de préciser que The Good Life est un magazine Life Style masculin, cette précision a évidemment son importance sur la ligne éditoriale et publicitaire, d’où les voitures et les montres. Côté bagnoles donc, ça commence avec la EQE Mercedes, le SUV 100% électrique, une des moins chères de la gamme pour laquelle il faudra tout de même débourser près de 70 000 euros. Et si ce n’est pas assez cher pour vous, il vous suffit de tourner la page pour découvrir le dernier Ranger Rover qui en vaut facilement le double, sans oublier le malus écologique qui a lui seul vaut le prix d’une voiture « normale ».
Ce numéro estival est entre autre consacré à la plage, logique vous me direz, avec notamment une liste non-exhaustive des plus belles plages du monde. Direction la Barbade, le Brésil, le Canada, la Suède, le Pérou, le Japon ou la France bien sûr, le pays d’Europe avec le plus grand littoral, la plage de Saint-Sieu en Bretagne, celle de Cupabia en Corse ou celle de la Patache sur l’île de Ré… inutile de préciser que la rédaction du mag se trouve à Paris, je crois que cela tombe sous le sens.
Le rédac chef a cette formule magique pour titrer son édito : « Life is a beach », la vie est une plage en français, jeu de mot malin avec l’expression plus connue « Life is a bitch », la vie est une pute ! Et j’avoue, c’est un peu le sentiment qu’on a quand on parcourt The Good Life. Même quand on mène plutôt la belle vie comme moi, on finit par se demander si tout ça n’est pas un peu indécent. Tout ce beau partout tout le temps à chaque coin de page, les photos, les paysages, les hôtels, les restaurants, les assiettes, les montres, les voitures, les filles, les garçons, les fringues, les vins, tout est trop beau… c’est presque l’overdose tellement c’est beau, ou plutôt le zerodose car à moins d’être millionnaire et client d’une banque privée, on ne peut quasiment rien s’acheter dans ce magazine. En fait, ce titre est fait pour faire baver les mecs avant qu’ils ne comprennent qu’à côté de The Good Life, leur vie à eux c’est plutôt VdM, c’est à dire une vie laborieuse où il faut trimer pour pouvoir se payer un pavillon sur vingt-cinq ans et une voiture allemande en LOA.
Il y a d’un côté les plus belles plages du monde et puis il y a la plage de Ouistreham à côté de chez moi, celle où Florence Aubenas embarquait chaque matin pour aller récurer les chiottes des ferries en partance pour l’Angleterre, rien à voir avec les Yachts de la Côte d’Azur.
En fait, ce qui est difficile à appréhender dans la vie, c’est ce contraste saisissant, permanent et grandissant entre l’extrême richesse d’un côté et l’extrême pauvreté de l’autre. Et on ne peut s’empêcher de penser à un moment que si on l’avait vraiment voulu, il y a bien longtemps qu’on aurait résolu la plupart des problèmes de ceux qui sont dans la misère (alimentation, eau, santé…) car on en a largement les moyens, à Wall Street ou ailleurs. Mais voyez-vous, c’est que chacun vit dans sa bulle, pour certains c’est une bulle de champagne Moët impérial, pour d’autre une bulle de savon qu’il est même difficile de se procurer pour rester propre et digne.
Ainsi va la vie sous le soleil de Platon depuis que le monde est monde et j’ai bien peur que cela ne change pas demain.
Ô la belle vie Sans amours Sans soucis Sans problèmes Hm la belle vie On est seul On est libre Et l'on traîne On s'amuse à passer avec tous ses copains Des nuits blanches Qui se penchent Sur les petits matins (2)
Sources / Références
(1) The Good Life, 29 juin 2023
(2) La belle vie, chanson de Sacha Distel, 1964
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