De Missac à Mélinée
Il y a des jours comme ça où je suis fier d’être français. Pas par chauvinisme, nationalisme ou frontisme, au contraire même, il y a des jours comme ça où la France peut s’enorgueillir d’accueillir en son Panthéon, aux grands hommes la patrie reconnaissante est-il écrit au fronton du monument, on devrait y ajouter aux grandes femmes, on le fera sans doute, s’enorgueillir d’accueillir en son Panthéon des étrangers morts pour la France. C’était il y a un mois, c’était il y a quatre-vingts ans, c’était il y a un siècle, c’était Missac et c’était Mélinée.
Il y a un siècle, les soldats turcs entraient dans le village arménien d’Adiyaman pour y massacrer toute la population, Missak Manouchian avait à peine dix ans, et son frère ainé, Garabed, guerre davantage. Eux parvinrent à prendre la fuite mais son père et sa mère furent assassinés et laissés à pourrir sur place. Missak et Garabed rejoignirent le Liban où ils restèrent jusqu’à leurs dix-huit ans et où on leur apprit le français, Hugo, Verlaine et Appolinaire. A leur majorité, ils partirent pour la France pour y construire une vie, un destin peut-être, avec un peu de chance. Ils vécurent de petits boulots, les années 20 étaient dures, l’après-guerre, la crise de 29, la misère, la bohème, Montmartre, Missak posait pour des peintres arméniens tout en s’adonnant à son goût pour la poésie. Garabed quant à lui, de nature plus fragile, attrapa une pneumonie qui l’emporta rejoindre les siens. Loin de se laisser abattre, Missak repartit bille en tête, la vie devant soi, et fonda la revue Mechagouyt, qui signifie « culture » en arménien, pour donner la parole aux poètes et lutter contre le fascisme montant des années 30. Il était étranger, MOI on disait, main d’œuvre immigrée, mais lui se sentait français, par choix, par idéal. Après l’étrange défaite de 1940, il fonda un groupe de résistants appelé FTP-MOI, francs-tireurs partisans, main d’œuvre immigrée, à l’origine de différents sabotages et assassinats de responsables nazis ou SS. Avec Mélinée, ils s’étaient rencontrés quelques années plus tôt, en 1935, place blanche face au Moulin Rouge, elle aussi arménienne, elle aussi orpheline, rescapée du génocide, pour le meilleur et pour le pire.
Il y a quatre-vingts ans, le 21 février 1944, au petit matin, des camions militaires quittent la prison de Fresne et emmènent Missak et ses compagnons à la clairière du Mont-Valérien pour y être exécutés. Ils étaient recherchés depuis des semaines, des mois, des affiches rouges avaient été placardées sur les murs de la capitale, leurs noms écrits en toutes lettres « MANOUCHIAN MISSAK », des noms difficiles à prononcer décrits par la presse de Vichy comme des terroristes de la pire espèce, non comme des résistants ou des libérateurs, c’était 1944, pas encore 1945. Ils étaient vingt et trois.
Il y a un mois, on a transféré au Panthéon les corps, ou ce qu’il en reste, de Missak et Mélinée, pour reposer à jamais aux côtés des grandes femmes et des grands hommes, ceux qui ont compté pour la France, eux les Arméniens réfugiés, la main d’œuvre immigrée et avec eux leurs camarades partisans exécutés au Mont-Valérien. Il y a un mois, on a entendu la pluie et le vent du haut de la rue Soufflot, il y a un mois on a entendu Feu ! Chatterton chanter Aragon.
Vous n'avez réclamé la gloire, ni les larmes Ni l'orgue, ni la prière aux agonisants 11 ans déjà, que cela passe vite 11 ans Vous vous étiez servis simplement de vos armes La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants L'affiche qui semblait une tache de sang Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles Y cherchait un effet de peur sur les passants Nul ne semblait vous voir Français de préférence Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants Avaient écrit sous vos photos "morts pour la France" Et les mornes matins en étaient différents Tout avait la couleur uniforme du givre À la fin février pour vos derniers moments Et c'est alors que l'un de vous dit calmement "Bonheur à tous, bonheur à ceux qui vont survivre" "Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand" Adieu la peine et le plaisir, adieu les roses Adieu la vie, adieu la lumière et le vent Marie-toi, sois heureuse et pense à moi souvent Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses Quand tout sera fini plus tard en Erivan Un grand soleil d'hiver éclaire la colline Que la nature est belle et que le cœur me fend La justice viendra sur nos pas triomphants Ma Mélinée, ô mon amour, mon orpheline Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois qui donnaient leurs cœurs avant le temps Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant (1)
Sources / Références
(1) L’affiche rouge, Feu ! Chatterton, d’après un poème de Louis Aragon, inspiré de la lettre de Missak à Mélinée.
Missak Manouchian, une vie héroïque, Bande dessinée de Didier Daeninckx, Mako et Dominique Osuch, Les Arènes BD / Ministère des Armées, 2024.
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