Schumpeter
Il n’a pas l’air très sympa, on dirait même un psychopathe il faut l’avouer, mais c’est mon économiste préféré : Joseph Schumpeter (1883-1950). Né en 1883, il a étudié le rôle de l’innovation, et celui de l’entrepreneur innovateur, dans l’économie.
C’est mon préféré, car contrairement à beaucoup de penseurs, il a vu du pays et ne s’est pas contenté de vivre à travers les livres et les idées. Né en Autriche, ou plus précisément en Moravie (ex Empire d’Autriche Hongrie), actuelle Tchéquie. Orphélin de père à l’âge de 4 ans – bon déjà on voit bien que c’est un beau bordel au départ son histoire ! – il se passionne pour l’antiquité gréco-latine, puis le droit, la sociologie et enfin l’économie. Diplôme universitaire en poche (rappelons qu’on est au début du XXème siècle), on le retrouve successivement à Londres en 1906, puis au Caire, puis en Ukraine, retour en Autriche en 1911, Etats-Unis en 1914 – pas con le gars, un peu trouillard certes, mais pas con, d’autant qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, il est promu ministre des Finances en Autriche. En 1924, il démissionne pour prendre la tête d’une banque Viennoise, qui fait faillite peu avant la crise de 1929. Direction une nouvelle fois les Etats-Unis où il devient professeur à Harvard. Ajoutons à cela qu’il a été marié trois fois. Ce n’est certes pas Jack London mais avouons que pour un théoricien en économie, c’est une vie bien remplie.
Parlons maintenant de ses sujets de prédilection, à savoir l’innovation, les cycles économiques et l’entrepreneur. Schumpeter est considéré comme un économiste hétérodoxe, c’est à dire en dehors des grands courants, ni néoclassique ni keynésien, une sorte de centriste de la pensée, c’est la seconde raison pour laquelle c’est mon préféré, car il ne s’inscrit pas dans une vision binaire de la pensée économique. Pour lui, il ne faut ni laisser faire le marché, ni intervenir à tout va. Il faut de la nuance et surtout du timing car l’économie fonctionne par cycles alternés de phases de croissance et de phases de crises. Et les outils à mettre en oeuvre dans ces différentes phases ne sont pas les mêmes. Dans une période de croissance, on peut laisser les marchés fonctionner librement tout en les encadrant juridiquement pour éviter certaines dérives. Dans une période de dépression au contraire, il faut redonner du carburant à l’économie via des programmes d’investissement et de grands travaux par exemple.
Dans tous les cas, il faut, selon Schumpeter, soutenir l’innovation et les entrepreneurs innovateurs, quelle que soit la phase économique dans laquelle on se trouve. Car c’est l’innovation, et en son épicentre l’entrepreneur innovateur, qui entraîne l’ensemble de l’économie et le développement des sociétés modernes. Il est important de distinguer à cet égard, l’entrepreneur innovateur, celui qui a des idées nouvelles voire qui a inventé ou construit quelque chose et qui veut le généraliser, l’améliorer et le développer, de l’entrepreneur gestionnaire, qui se contente de gérer une organisation sans avoir nécessairement de valeur ajoutée et donc aucun impact significatif sur un marché ou une économie.
Il prend pour exemple d’entrepreneur innovateur Thomas Edison et l’électricité ou Henry Ford et l’automobile mais on pourrait aussi évoquer plus près de nous Bill Gates et Steve Jobs, les deux frères ennemis qui a eux deux, du moins ce sont les plus connus, ont complètement bouleverser l’économie mondiale à la fin du XXème siècle avec l’informatique grand public et plus récemment le smart phone, la drogue la plus addictive jamais cultivée par un être humain. Demandez à ceux qui ont des enfants, ce qu’ils en pensent !
Schumpeter, c’est aussi la destruction créatrice. L’idée que des secteurs économiques meurent mais que d’autres apparaissent et l’emploi peut ainsi passer d’un secteur à l’autre, même si le temps d’adaptation peut être plus ou moins long et brutal. On est passé d’un secteur agricole, ou primaire, dominant au secteur industriel, entrainant une révolution du même nom. Puis le secteur industriel s’est progressivement réduit, où plutôt s’est déplacé sur d’autres continents ou pays (Asie, Chine) au moment où le tertiaire, les services divers, se développait. Aujourd’hui, on assiste à une réduction du secteur tertiaire, lui aussi délocalisé vers des pays à bas ou meilleur coût. La limite du modèle Schumpeterien, c’est qu’il est surtout empirique, à savoir qu’il se contente de décrire ce qui est ou a été, mais il ne nous aide pas vraiment à prendre des décisions ni à anticiper l’avenir. Aujourd’hui disais-je, on assiste donc en occident à une diminution du secteur tertiaire, lui aussi concurrencé, mais on ne sait pas quel secteur va prendre le relais. Et il semble que les gouvernants non plus.
Il y a bien les partisans d’une histoire circulaire, qui imaginent les cadres du tertiaire revenir à la terre et cultiver leur petit lopin. Mais c’est sans doute une vue de l’esprit, les excès de la bobo-attitude ou de substances illicites. En tout cas, économiquement, socialement, techniquement, cela n’a aucun sens. L’industrie, même innovante, surtout innovante, ne pourra jamais absorber autant d’emplois que le secteur tertiaire en détruit et il en détruit énormément. Car au coeur du secteur tertiaire, s’était en fait cachée une boîte de Pandor que l’on appelle Internet. Internet, c’est ce secteur dans le secteur, ce monstre économique qui avale les marchés les uns après les autres (la presse, la musique, les taxis…), les détruit – les starteupeurs préfèrent dire « disrupter »- et ne génère en retour que des emplois ultra techniques (développeurs informatiques, réseaux, data scientists, etc.) ou ultra précaires (camarades uber levez le doigt). On assiste donc à une forte destruction de valeur, et de vie, et peu de création, ou alors de piètre qualité. Surtout, on assiste à un accroissement des inégalités sociales entre les gagnants et les perdants de la « nouvelle économie », entre les vivants et les morts, comme l’exprimait déjà Mordillat à propos des ouvriers de l’industrie.
Est-ce que la crise sanitaire que nous traversons actuellement va ouvrir un nouveau champ des possibles ? Possible. Avant cela, on va surtout compter les dégâts. Mais si Schumpeter a raison, à la crise succèdera une période de reprise et de croissance. Espérons simplement qu’elle soit plus durable et responsable que par le passé. Après l’agriculture, l’industrie et les services, l’avenir sera vert ou ne sera pas.
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