# GeographiX

Argentan

4 octobre 2024

Connaissez-vous Graph2000 ? Probablement pas. Graph2000 est une imprimerie d’Argentan, dans l’Orne, qui vient d’être placée en liquidation judiciaire après une tentative de reprise par un concurrent de la Manche, tentative qui a finalement échoué, à peine deux ans après le changement de main. Une PME industrielle comme il y en a tant sur le territoire français, de moins en moins cela dit, qui a compté jusqu’à 200 salariés à la belle époque et qui fait désormais partie de la longue liste des entreprises qui ont fui Argentan. Argentan, cela ne vous dit rien non plus j’imagine, vous avez peut-être même du mal à positionner le département de l’Orne sur une carte. Ce serait probablement mon cas si je n’étais pas né à Argentan. Argentan est donc, pour ceux qui ne la connaissent pas, la sous-préfecture de l’Orne, en Normandie, ex-Basse Normandie, une petite ville de 15 000 habitants entourée de champs et de forêts, un endroit magnifique si vous aimez vous balader dans la nature, moins si vous cherchez à réussir dans la vie. Alors les gens s’en vont, les entreprises s’en vont, les commerces ferment, seul l’hôpital tient encore debout, principal employeur de la ville où l’emploi public représente les trois quarts de l’emploi total. Autant dire que cette ville de province est non pas sous préfecture mais sous perfusion de l’Etat et de l’argent public et que si celui-ci vient à se tarir, ce qui sera inéluctablement le cas dans un pays en déclassement économique complet, l’avenir d’Argentan ne s’annonce pas des plus roses. Et ce n’est rien, la préfecture de l’Orne, Alençon (je précise car je suppose que ceux qui ne connaissent pas Argentan ne connaissent pas davantage Alençon), est dans une situation économique et sociale encore pire, la moitié des commerces du centre-ville sont fermés et on y croise à présent plus de SDF que de passants venus faire du shopping, des shoppers qui se rabattent sur les plus grandes villes et les grands centres commerciaux, Le Mans au sud ou Caen au nord. Cette situation économique catastrophique d’Argentan, c’est un des carburants du Rassemblement National, les petites et moyennes villes du nord, de l’est, de l’ouest, du centre, qui se cassent la gueule, voient leurs usines, leurs entreprises et finalement leurs habitants partir sans jamais, ou presque jamais, être remplacées par d’autres, candidats au suicide économique. C’est ce que nous enseigne entre autres les révisions de géographie que j’ai pu faire avec mon fils pour passer le brevet des collèges. En géo, on fait des cartes de tout, y compris de la misère. Dire qu’il va falloir trouver 60 milliards pour boucler le budget 2025, cela n’augure rien de bon pour ces territoires.

Ce n’est pourtant pas une fatalité. L’économie est certes cyclique, avec des phases de croissance et des phases de dépression, c’est ce que nous disent les économistes classiques, et à ce titre, il en va pour les pays comme pour les entreprises. J’en sais quelque chose, j’ai fait mon mémoire de fin d’études sur Boussac, Marcel de son prénom, le fils de Félix Boussac, propriétaire d’une petite usine de textile dans le nord de la France à la fin du XIXème siècle, début du XXème. C’est à partir de cette petite usine sans prétention que Marcel Boussac deviendra l’une des plus grandes fortunes d’Europe sur la première moitié du XXème siècle, l’équivalent de Bernard Arnault aujourd’hui. Mais la production de textile s’est déplacée vers l’Asie, Marcel Boussac n’a pas su anticiper ce mouvement massif, cette tectonique des plaques économiques et son groupe a fini par disparaître, racheté à la casse par Bernard Arnault justement, qui s’en servira pour faire une OPA sauvage sur Louis Vuitton, on connaît la suite de l’histoire. On sait moins que Marcel Boussac a fini complètement ruiné et que c’est Bernard Arnault lui-même qui passait le voir de temps en temps pour lui donner de quoi survivre. Une histoire dingue et triste à a fois, qui au-delà des hommes, montre qu’on peut être tout en haut à un moment, et finir tout en bas, en économie comme en toute chose. L’histoire peut aussi fonctionner dans l’autre sens, à condition toutefois d’être malin, de comprendre l’évolution du monde et d’avoir une stratégie pertinente. On critique facilement Bernard Arnault car il est riche et s’agissant de ses affaires, sans scrupules. Mais c’est aussi un exemple de quelqu’un qui sur les bases d’un empire en ruine, le groupe Boussac, a réussi à construire un empire en pleine forme financière, une des plus grosses capitalisations boursières au monde, une entreprise qui joue dans la cour des plus grands, les Apple, Amazon, Walmart et compagnie. Ce n’est pas tout de même pas rien pour un petit Frenchy qui a grandi dans le ch’Nord.

Bien sûr, Argentan et toutes les villes du même type ne vont pas voir débarquer un Bernard Arnault qui va faire des miracles. Il y a quand même des solutions, des voies possibles, et l’Etat peut aider, car la première arme pour attirer des investisseurs, est fiscale. Comment des pays comme le Portugal, la Belgique ou l’Irlande ont réussi à se sortir du marasme ? Par la fiscalité, y a pas de secret. Il y a trente ans, l’Irlande était l’un des pays les plus pauvres d’Europe, aujourd’hui le PIB par habitant est l’un des plus élevés. Quand vous faites des cadeaux fiscaux, ça va forcément intéresser les plus riches, entreprises ou particuliers. Plutôt que de chercher à faire fuir les riches, la France devrait s’évertuer à les attirer, mais pas à Paris, pas dans les grandes métropoles, dans les petites villes de province comme Argentan ou Alençon. Et dans les territoires eux-mêmes, les villes en question doivent se gratter la tête pour choisir une spécialisation, un positionnement, qui permettent de cibler des entreprises d’un secteur particulier. Flers, la troisième ville de l’Orne a choisi l’automobile et c’est la seule qui tient encore debout. Espérons que la révolution de la voiture électrique ne viennent pas tout remettre en cause. Seulement, la culture économique n’est pas toujours le point fort des décideurs politiques locaux, dont la vision est souvent court-termiste et limitée à la gestion des budgets, des impôts et de la voirie. On ne peut certes pas demander au maire d’Argentan, mes respects Monsieur le Maire, d’avoir la vista de Bernard Arnault ou d’Elon Musk, mais à rester les deux pieds dans le même sabot, on finit par s’étaler comme une bouse au milieu de sa ferme.

Au fond, moi ça me rend triste de voir comment cette petite ville a évolué sur un demi-siècle. Ce n’est pas vraiment la faute des maires qui se sont succédés, ni des sous-préfets, des députés, des sénateurs, des conseillers départementaux, régionaux, des Parisiens qui réfléchissent à l’aménagement des territoires dans leurs bureaux surchauffés de Bercy ou des présidents de la république pour qui la campagne n’a d’intérêt qu’au salon de l’agriculture, et encore, à part Chirac, peu ont aimé tâté le cul des vaches, ce n’est pas la faute à l’un d’entre-eux en particulier, c’est la faute de tout le monde, du système français centralisé et jacobin. Les Allemands le savent eux que la France est un pays extraordinaire, c’est pour ça qu’ils ont voulu nous envahir. Mais ce pays, c’est aussi le monde des Shadoks, tout un tas de petits bonshommes qui font des trucs chacun dans leur coin sans se parler les uns les autres et qui finissent par s’apercevoir qu’ils ont fait de la merde tous ensemble.

Argentan n’est pas condamnée à mourir mais elle doit se trouver une stratégie économique sur laquelle communiquer et Paris doit l’y aider, fiscalement, humainement, en délocalisant certaines administrations. Il le faut, pour Argentan, et pour toutes les villes qui y ressemblent, partout en France.

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