Drôle d’oiseaux pour une rencontre
Ce week-end, je participais à un salon professionnel à Paris avec Eva, notre jeune chargée de communication. Eva a presque vingt ans. Il y a presque trente ans, j’avais moi aussi presque vingt ans et je débarquais à Paris pour effectuer mon premier stage en entreprise. Eva n’est venue à Paris qu’une fois ou deux, c’est à dire peu et c’est peu dire. Alors, je lui ai servi de guide, moi qui à l’inverse y suis venu des dizaines de fois, qui y ai vécu, travaillé, aimé, love etc. Oui aimer, car Paris est La ville des amoureux n’est-ce pas, la ville romantique, le pont des arts, les cadenas, un cliché qui se vend dans le monde entier, Emily in Paris of course. Je n’échappe à la règle, d’ailleurs, lors que je suis arrivé il y a trente ans, la première chose que j’ai faite, le premier endroit où j’ai voulu me rendre, c’est sur la butte Montmartre. Je voulais voir Paris de tout là-haut et marcher sur les mêmes pavés que Lautrec, Picasso, Braque ou Utrillo au siècle dernier, je voulais imaginer la vie de bohème, et tenter d’apercevoir un bout d’aile du Moulin Rouge, oubliant le tas de touristes agglutinés sur les marches. C’était magique…
Les escaliers de la Butte sont durs aux miséreux ; Les ailes des moulins protègent les amoureux . Petit' mendigote, je sens ta menotte qui cherche ma main ; Je sens ta poitrine et ta taille fine, j'oublie mon chagrin. Je sens sur ta lèvre une odeur de fièvre De goss' mal nourrie et sous ta caresse, Je sens une ivresse qui m'anéantit (1)
La bohème, j’allais l’apprécier d’une autre manière car malgré les apparences que le secteur économique où j’allais officier véhicule, la Banque, j’allais être payé au lance pierre et lorsque je demandai des tickets resto à mon patron, il me renvoya vers l’Armée du Salut. Véridique ! Mais ce n’était pas là l’essentiel, il fallait bien rentrer dans la vie active d’une manière ou d’une autre, par la porte ou par la fenêtre, par la cave s’il le fallait, je n’allais pas me laisser décourager par des considérations financières. Et je fus récompensé car j’allais rencontrer pendant ce stage de quelques mois de sacrés personnages, dont un que je n’oublierai jamais. Il s’agit de Bernard Loiseau. Il était à l’époque au sommet de sa gloire médiatique, on le voyait à la télé régulièrement vanter la cuisine française, l’excellence, les terroirs, les bons produits et aussi l’esprit d’entreprise, l’esprit d’équipe, une brigade, disait-il, c’est comme une équipe de rugby, on est là en mêlée, tête contre tête, les oreilles en forme de chou fleur, les légumes c’est bon pour la santé (ça c’est de moi, vous vous en doutez), et on y va, on met le paquet, on ne lâche rien, ni sur la qualité des produits, ni sur l’excellence du service, allez les petits ! Un rendez-vous avec Bernard Loiseau, vous en ressortiez sonné, KO et galvanisé à la fois, surtout quand on a vingt ans. A l’époque, il avait hissé Saulieu au sommet du Michelin et cherchait à ouvrir une brasserie chic à Paris, pour laquelle il cherchait des financements. C’était les début de la bistronomie.
Cinq ans après cette rencontre inoubliable, de mon côté s’entend, Bernard Loiseau finirait son service du midi vers 14h. Il monterait se reposer, dirait à son fils d’aller jouer dans le jardin, prendrait son fusil et se tirerait une balle dans la tête. Certains tirèrent à boulet rouge sur le Michelin et sa dictature des étoiles, ils n’y étaient pas. Loiseau avait eu la confirmation officielle qu’il conservait son troisième macaron. Etait-il à bout ? Fatigué, usé par le stress, la pression ? Il était surtout capable de descendre aussi bas dans la dépression qu’il pouvait monter haut dans son enthousiasme. L’oiseau s’est donc envolé pour toujours. Sa femme Dominique a repris le flambeau. On lui donnait six mois tout au plus. C’était il y a vingt ans. Aujourd’hui, le groupe Loiseau vient d’être repris par ses filles, Bérengère à la gestion, Blanche aux fourneaux, les chiffres sont bons, plusieurs établissements, plusieurs centaines de salariés et plein de projets, notamment l’ouverture d’un restaurant au Japon. Quelle résilience et quelle force de caractère il a fallu à cette femme, Dominique, alsacienne et modeste d’origine, pour s’imposer dans un milieu aussi impitoyable et machiste que la gastronomie ! C’est à présent au tour de la génération suivante de montrer de quoi elles sont capables, de prouver qu’elles aussi sont des oiseaux pleins de ressources.
Trente ans plus tard, me voilà donc sur un salon à repenser à ces premières années parisiennes riches en émotions. Ce que j’aime dans ce genre d’évènements, c’est de voir ces centaines de gens qui s’affairent à droite à gauche, que ce soit pendant le montage de stands aussi impressionnants de couleurs et de démonstration qu’éphémères puisqu’il faudra faire place nette dans quelques jours, que durant l’évènement même où l’on nage dans une marée humaine en essayant d’en sortir vivant. Et le miracle finit par se produire, vous faites une fois encore des rencontres intéressantes, vous croisez des histoires, des destins, celui de cette femme qui avait une vie bien rangée et qui décide de tout plaquer à quarante ballets pour monter une boîte, une start-eup comme on dit, simplement pour se défier, bousculer sa vie, ou cette autre qui passait sa vie dans les avions entre Paris et Montréal et qui a fini par aller s’installer à Briançon, emportant avec elle son accent québécois à la Ceuline Dion dans les Hautes-Alpes.
En fait, je ne sais pas si c’est l’effet salon ou l’effet Paris, c’est peut-être bien les deux. En tout cas, je crois que je ne me lasserai jamais de revenir sans cesse dans cette ville lumière et d’y rencontrer de drôles d’oiseaux.
Dis l'oiseau, oh dis, emmène-moi Retournons au pays d'autrefois Comme avant, dans mes rêves d'enfant Pour cueillir en tremblant Des étoiles, des étoiles Comme avant, dans mes rêves d'enfant Comme avant, sur un nuage blanc Comme avant, allumer le soleil Être faiseur de pluie Et faire des merveilles (2)
(1) La Complainte de la Butte, chanson de Jean Renoir interprétée par Georges Van Parys, puis par Cora Vaucaire, 1955
(2) L’aigle noir, Barbara, 1970
La revanche d’une femme, Dominique Loiseau, Michel Lafon, 2021
Illustation : Les oiseaux, Georges Braque, 1908.
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