L’otium du peuple
La question divise, et pas qu’à l’Assemblée où les députés se sont opposés sur la question pour les salariés, dans un contexte d’inflation galopante, de pouvoir se faire payer leurs heures de RTT en euros sonnants et trébuchants plutôt que d’aller glander à la plage. Choix cornélien il est vrai !
La question divise aussi d’un point de vue plus général. Certains pensent que les Français ne veulent plus travailler, la faute à la civilisation des loisirs, telle que l’avait prophétisée Joffre Dumazier dans les années 60, la faute à la quête de sens dans un monde qui en a de moins en moins, un besoin de plus en plus prégnant pour les nouvelles générations, la faute au Covid qui a siphonné l’énergie, le moral et la patience d’une grande partie d’entre-nous, bref les raisons sont multiples et souvent personnelles, mais le résultat est que le travail n’a plus la cote et tous les secteurs d’activité peinent à recruter.
Pour d’autres au contraire, le temps de repos est grignoté petit à petit par les outils numériques. Téléphones portables, ordinateurs, réseaux sociaux professionnels, emails, etc. que l’on balade partout avec soi, même en vacances, font que nous ne sommes plus vraiment en vacances. Juste un coup d’oeil sur sa boîte mail, un nouveau dossier, une problématique particulière, une demande urgente qui ne l’est pas vraiment et c’est plus fort que nous, on prend juste 5 minutes pour régler tout ça, 5 minutes qui peuvent se transformer en 5 heures, tant ces outils modernes sont addictifs, et pas seulement pour les enfants.
Si on voulait réconcilier tout le monde, on pourrait dire que collectivement, nous n’avons jamais eu autant d’heures de repos mais que ce repos est de plus perturbé par le travail, et donc de moins en moins reposant en fin de compte. Paradoxe moderne. Que diraient les travailleurs d’avant 1936 en nous entendant nous plaindre ainsi de bosser un peu pendant nos cinq et quelques semaines de congés payés, et encore parce qu’on le veut bien car rien ne nous y oblige légalement, alors qu’il a fallu se battre, verser sang et larmes, pour ne serait-ce qu’en obtenir une seule ? Ils nous considèreraient comme des enfants gâtés et ils auraient raison car c’est ce que nous sommes réellement. Des enfants gâtés qui en font de moins en moins mais qui se plaignent de plus en plus, des enfants gâtés quoi !
Mais est-ce si grave d’aspirer au repos ? Que nous disent les philosophes à ce sujet ? Car ce débat ne date pas des 35 heures, entre les partisans de l’otium (loisir de l’esprit) et et ceux du negotium (activité lucrative), quel équilibre trouver ? Comme le rappelle Sylvain Courage dans son édito de ce numéro de l’Obs consacré au repos (1), Sénèque le stoïcien divisait déjà l’humanité entre « les affairés qui croient qu’ils ont à faire » et « les sages qui savent qu’ils ont à être ». Sommes-nous tous devenus stoïciens, aspirant à consacrer la plus grande partie de notre temps aux loisirs de l’esprit, la quête de sens, de beauté, de valeur et de vérité ? Pas si simple.
Pour Pascal, le repos est ce qu’il y a de plus difficile car c’est se retrouver face à soi, face au vide et à l’ennui. Et c’est justement pour combattre l’ennui que l’Homme s’est créé des divertissements, au sens de faire diversion face au néant et à la mort. Voilà pourquoi il a inventé le travail, les affaires, les passions, les jeux, les maths, la guerre… pour s’occuper l’esprit en attendant le trépas. Le repos n’est donc pas la panacée, ce qu’il faut, c’est s’occuper, se divertir. Bon, rappelons que Blaise Pascal a vécu, pensé et écrit au XVIIème siècle, il n’avait pas imaginé qu’on pouvait rtrès bien s’occuper à faire du paddle ou du kayak de mer comme Emmanuel Macron au Fort de Brégançon puisqu’il ne peut plus faire de jetski, la faute aux écolos.
Kant distinguait repos et paresse. Le repos devait s’inscrire entre deux périodes de travail, de sorte qu’il soit mérité et apprécié à sa juste valeur. La paresse elle, ne peut conduire qu’à l’ennui et rien n’est pire selon Kant que l’ennui, en cela il incarne parfaitement la pensée de Pascal qui constate que l’Homme ne sait pas s’ennuyer. Faut dire que le philosophe se levait tous les jours à 5 heures pour se consacrer à l’étude et à l’écriture, mais aussi à des discussions avec Pierre, Paul et Jacques jusqu’à pas d’heure, un vrai philosophe en somme. Pas de place pour la paresse donc dans le monde kantien.
A l’inverse, Nietzsche condamnait le monde capitaliste en cela qu’il avait rendu le repos « honteux ». Il avait anticipé bien avant les sociologues du XXème siècle tels que Hartmut Rosa, l’accélération du temps et la compétition permanente entre les individus. Faut faire mieux, plus vite, plus beau, plus fort, plus performant et dans cette course folle à l’amélioration, plus de temps pour soi. Fini l’otium, ce temps de liberté intérieur, vive le negotium ! « On en viendra bientôt à ne plus céder à un penchant vers la vie contemplative (c’est à dire se promener, accompagné de pensées et d’amis) sans mépris de soi. » Tel était selon lui le « vice du nouveau monde ». Seulement, écrasés par la productivité et l’enrichissement sans fin des propriétaires du capital, les travailleurs obtinrent bientôt des avantages sociaux, un mouvement ininterrompu depuis qui fait qu’on peut passer ses journées dans la forêt à cueillir des champignons, et ce sans le moindre scrupule. Merci les travailleurs ! Merci Lafargue !
Vous ne connaissez peut-être pas Paul Lafargue, moi non-plus j’avoue, son nom ne me disait rien avant d’avoir lu le dossier de l’Obs. Faut dire qu’il est moins connu que son illustre beau-père, Karl Marx, dont il épousa la seconde fille. Nous lui devons néanmoins beaucoup, au moins dans l’esprit, car son pamphlet « Droit à la paresse » écrit en 1883 à la prison de Sainte-Pélagie où il avait été jeté pour « propagande révolutionnaire », est un véritable éloge droit à la jouissance et au bonheur, pour tous, pas uniquement pour quelques profiteurs du système capitaliste. Il en voulait justement aux bourgeois et au clergé de faire croire aux travailleurs qu’ils étaient sur terre pour souffrir. Il fait partie des textes fondateurs qui amenèrent au Front Populaire, aux congés payés, au ministère du Temps Libre en 1981, une manière de combattre le système et revendiquer le droit à la dignité. Il y avait donc sans doute un peu de Lafargue dans l’esprit de Corinne Maier quand elle se décida à écrire Bonjour Paresse, De l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise (2). Une lecture à prendre au second degré mais parfaitement jouissive et salutaire.
Un peu de plus de féminin pour finir ce billet, puisque j’ai décidé de consacrer cette deuxième saison de Citizen X aux femmes et aux autres genres aussi, avec Beauvoir. Il n’est pas certain que le sujet des vacances ait été traité par Simonne de Beauvoir dans Le Deuxième sexe, un livre qu’il faut que je m’empresse de lire si je veux être crédible dans mon choix éditorial cette saison, pourtant il s’agit d’un vrai sujet féministe. Car comme tout le monde le sait, le repos, c’est du boulot ! Qui prépare les vacances, réserve les billets d’avion, le camping, l’hôtel ou le Airbnb, fait les valises de toute la famille, fait à manger tous les jours une fois arrivé à destination, la vaisselle, le ménage pendant que tout le monde est à la plage, les lessives… qui ? Eh bien, ne nous cachons pas derrière notre petit doigt d’homme pseudo moderne, ce sont les femmes qui font le job pendant que leurs maris et leurs enfants font la sieste ou vont s’amuser. Il y a donc un combat à mener pour les femmes au sujet des vacances, pour que le repos soit vraiment du repos.
Sources / Notes
(1) L’art (perdu) de se reposer, dossier publié dans l’Obs N°3018, du 11/08/2022.
(2) Bonjour Paresse, Corinne Maier, Michalon, 2004.
-
# PolitiX
Il est où le bonheur ?
12 février 2021François Ruffin nous a proposé en fin d'année 2020 une réflexion sur le bonheur. Je l'ai lu et j'ai voulu lui écrire. Alors je l'ai fait. "Bonjour M. Ruffin, J'anime un site citoyen qui a pour but de ...Lire la suite -
# GeopolitiX
Pravda
30 mars 2024Paris a eu son Bataclan, Moscou son Chorus. Quel merdier la géopolitique tout de même ! Vladimir Poutine essaie de faire croire à sa population que cet attentat a été fomenté par Kiev, il est certain qu'à force de ...Lire la suite
Catégories
- Toutes les catégories
- # ArtiX(1)
- # BooX(4)
- # CinémiX(35)
- # CitizenX(31)
- # EcologiX(23)
- # EconomiX(28)
- # FoodiX(5)
- # GeographiX(3)
- # GeopolitiX(7)
- # HistoriX(13)
- # Madame Y(22)
- # MetaphysiX(5)
- # Monsieur X(15)
- # MusiX(13)
- # NefliX(1)
- # NeXt(1)
- # PandémiX(8)
- # PhilosophiX(16)
- # PolitiX(70)
- # SériX(1)
- # SeX(6)
- # SociétiX(65)
- # SportiX(13)