# Madame Y

Odile

19 janvier 2024

Aujourd’hui, Odile est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. Renversée par un camion. Putain de camion ! Elle traversait la rue avec son portable à l’oreille, il faudrait aussi interdire l’usage du portable après un certain âge. Le chauffeur lui, avait le soleil dans les yeux apparemment. Odile avait 85 ans, c’était mon amie. Je vous propose de vous raconter brièvement son histoire, notre histoire, et d’avoir une petite pensée pour elle même si vous ne la connaissez pas.

Née dans les années 30 dans une famille de la bourgeoisie malouine (les habitants de Saint-Malo), elle grandit dans cette drôle de période de l’entre-deux guerres entourée de ses trois frères et soeur. Elle se montre rapidement douée pour l’école, un talent que ses parents encourageront jusqu’à la pousser à faire des études de médecine. Diplômée en pédiatrie à la fin des années 50, elle exerce un temps en région parisienne puis le vent commence à souffler sous ses semelles et la voilà partie pour l’Afrique, direction le Nigéria, puis la RDC, pour exercer là-bas aussi auprès des enfants. Elle y restera une vingtaine d’années et y fera une rencontre décisive, celle de Marie, une petite orpheline béninoise haute comme trois pommes comme on dit en Normandie, sans doute pas au Bénin, un bébé presque, peule d’origine. Elle tombe sous le charme, décide de l’adopter et de rentrer en France avec elle.

A son retour, elle change de spécialité pour devenir médecin du travail, responsabilité qu’elle exercera jusqu’à la fin de sa carrière. Marie grandit avec sa mère adoptive car Odile ne se sera jamais encombrée d’un mari à ses côtés, une Marie, pas deux. Marie grandit certes mais éprouve quelques difficultés à s’intégrer dans les établissements privés catholiques où Odile l’a inscrite. J’ai oublié de préciser qu’Odile est une catholique pratiquante bien que non prosélyte, ne cherchant pas à convaincre les autres de l’existence de Dieu, enfin pas directement, mais j’y reviendrai dans le billet d’après. Bref ! Dans les années 80, il n’y avait pas beaucoup de gamins noirs dans les écoles privées, je ne suis pas certain qu’ils soient très nombreux aujourd’hui encore mais ceci est un autre sujet. Toujours est-il que Marie se sent différente, mise à l’écart parfois, ostracisée, montrée du doigt voire moquée. Elle grandit malgré tout, devient ado elle aussi, on passe tous par cet âge ingrat, puis jeune femme. Elle fait la rencontre d’un homme et donne naissance à deux jumeaux, une fille et un garçon.

Marie n’a cependant ni travail ni revenu fixe et doit vivre avec Odile, qui la garde sous son aile, n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Au point d’en faire trop ? Peut-être. Marie a beaucoup de caractère, son côté peule d’après Odile, et rentre parfois dans des colères terribles, j’évite avec cet adjectif un mauvais jeu de mot, et accuse la société toute entière, la société française blanche de tous les maux dont elle souffre. Il y a quelques années, nous avions avec ma chérie, entrepris des démarches pour adopter des enfants étrangers. On nous avait alors mis en garde qu’il arrive, dans un certain nombre de cas, assez nombreux finalement, que cela ne se passe pas bien et détruise votre famille. Avec le recul, j’ai le sentiment que c’est un peu le cas d’Odile. Marie aurait dû bénéficier d’un accompagnement psychologique depuis longtemps déjà, certainement depuis l’enfance, mais vous savez comment sont les médecins, ils n’aiment pas aller chez le médecin. Résultat, rien n’a été vraiment fait en ce sens, ou pas assez. Elle craignait aussi, m’avait-elle confié, que Marie ne soit placée en HP, et ça c’était hors de question. Elle n’avait pas fait tout ce chemin depuis le bénin pour atterrir dans un asile en France.

Alors Odile a dû composer pendant des années, le temps que les enfants grandissent eux aussi. J’ai rencontré Odile par hasard, des ces hasard qui font une vie remplie, car les enfants ont le même âge que les miens et qu’ils habitent mon quartier. Ce sont tout simplement mes voisins. De simples voisins donc, jusqu’à ce qu’un jour le garçon me fasse part de son projet de jouer au basket. ll ne savait cependant pas comment s’y prendre ni quel club choisir. Ayant joué pendant vingt ans et entraîné des enfants pendant quelques années, j’étais la personne à qui il fallait s’adresser. Nous sommes donc rentrés dans leur famille, et eux dans la nôtre, pour le meilleur et pour le pire.

Le meilleur car les enfants sont chouettes, bien que le garçon traverse une adolescence chaotique, et pour cause, et la grand-mère, Odile, est une femme unique, toujours en mouvement, un jour à la pêche à pied, après ou avant la messe, l’autre à faire le Uber pour emmener ses petits-enfants au basket ou au théâtre. Souvent habillée d’un ciré jaune, malouine un jour malouine toujours, et de ses crocks jaune également.

Pour le pire aussi car la vie avec Marie était devenue invivable. Elle a été obligée de lui demander de prendre un appartement pour elle et ses enfants, le temps pour Odile de souffler, sans quoi c’est elle qu’il aurait fallu interner. Les enfants n’ont pas tenu longtemps avec leur mère et Odile a récupéré la garde de sa petite-fille tandis que son frère a été placé en foyer, le temps d’y voir plus clair dans ce maelström émotionnel, affectif et désormais juridique.

Odile était le pilier de cette famille unique, il fallait absolument tenir jusqu’à ce que les enfants puissent voler de leurs propres ailes sans dépendre ni de leur grand-mère devenue âgée, ni de leur mère qui a grand besoin d’être soignée et accompagnée, mieux vaut tard que jamais. Aujourd’hui, c’est à la juge de décider.

Je suis infiniment peiné par cette triste nouvelle, par cette histoire aussi, qui partait d’une bonne intention. Je suis triste pour Odile, pour Marie, pour les enfants.

Aujourd’hui, Odile est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.

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