Punk à roulettes
Quand j’ai vu Lucie sur le plateau de l’émission C à Vous, je me suis dit qu’elle venait certainement faire la promotion du Téléthon, cette grande journée nationale de dons pour faire avancer la recherche sur les maladies génétiques telles que la myopathie. En fait non, malgré une amyotrophie spinale, une maladie neuromusculaire aussi rare qu’extrêmement handicapante l’obligeant notamment à vivre en fauteuil roulant, Lucie est une dessinatrice de mode et une globe-trotteuse. Non non, ce n’est pas une blague, c’est la réalité de Lucie Carrasco.
Après une première en Californie, puis au Japon et au Canada, Lucie revient en Californie, où elle vit depuis, à la découverte de paysages époustouflants et de personnages aussi étonnants qu’elle. Un biker façon Easy rider, un chien surfeur, une adepte du tunning et du low riding, cette technique qui consiste à monter sa voiture sur des suspensions surboostées qui permettent de la faire rebondir comme un ballon, west coast style, ou encore une femme de 60 ans, Tracy, qui fait du fauteuil freestyle sur les pentes du skatepark de Venice beach. Evidemment Lucie n’est pas toute seule, elle n’irait pas bien loin dans ce cas, cela va de soit. Elle est entourée de Jérémy Michalak, producteur bien connu du PAF et son acolyte à l’écran, son mari qui la soutient, au propre comme au figuré, et un caméraman. Le docu pourrait inquiéter sur le papier, une handicapée à qui on fait faire le tour du monde pour montrer qu’il y a de l’espoir, que quand on veut on peut, qu’on n’est pas nécessairement condamné, quand on est lourdement handicapé, à être abandonné dans un quelconque foyer triste au fond de la banlieue ou de la cambrousse, le concept pourrait en effet passer pour un cliché bien pensant, dégoulinant de bons sentiments. Finalement non, Lucie en Californie, tout comme Lucie au Japon ou au Canada, échappe à ça, car Lulu a une personnalité vraiment hors du commun et un humour incroyable, sortant vanne sur vanne, sur ses compagnons de voyage comme sur elle-même, une vraie punk à roulettes, reine de la punchline, digne de se présenter au Jamel Comedy Club, standing ovation en prime, ce qui n’est pas rien pour une tétraplégique.
Lulu est une fille tout simplement géniale, ce qui n’empêche pas le fait qu’il a fallu près de 10 ans pour monter le projet. Elle l’a proposé à bon nombre de producteurs, en France ou Etats-Unis, tous ont refusé. Seul Jérémy Michalak a accepté de se lancer dans cette gageure. Ensemble, ils ont rencontré tous les diffuseurs, tous ont refusé. C’est un très beau projet, leur a-t-on répondu, mais ce n’est pas pour nous. Bonne chance ! France Télévision a montré des signes d’intérêt, d’autant qu’ils ont une mission de service public, faut-il le rappeler, ils n’étaient pas prêts cependant à financer le premier numéro. Revenez-nous voir quand vous en aurez fait un et prouvé que l’idée fonctionne auprès du public. Bonjour la prise de risque, merci le service, public !
Qu’à cela ne tienne, Lulu n’est pas à une montagne à escalader près. Hospitalisée régulièrement pendant toute son enfance, elle découvre le dessin de mode, gribouille ses premiers modèles pendant son adolescence et décide de lancer sa propre collection quelques années plus tard. En novembre 2000, elle crée sa première collection et deux ans plus tard, pour sa troisième collection, de nombreuses célébrités du petit et du grand écran viendront défiler pour sa ligne masculine au grand palais de Lyon. Voilà de quoi est capable Lucie Carrasco du bas de son fauteuil roulant, alors ce n’est pas la frilosité des producteurs et des diffuseurs de télévision qui vont la faire reculer ou abandonner.
L’intérêt de ce documentaire n’est pas de donner une autre image du handicap, car on voit bien que ce n’est pas simple, malgré toute l’énergie et l’envie du monde, d’organiser ce type de voyage avec une tétraplégique, qui dort avec un respirateur artificiel la nuit – Lucie en rigole d’ailleurs, faisant remarquer qu’elle s’est fait un « ptit kif », non pas en s’achetant des fringues comme toutes les filles de son âge, comme toutes les filles de tout âge devrais-je dire, mais en se procurant à vil prix un groupe électrogène pour alimenter son respirateur en cas de panne de courant. Clairement, pas toujours sexy la vie de Lucie ! L’intérêt n’est pas non plus de découvrir la Californie, le Japon ou le Canada, bien que les voyages forment la jeunesse et permettent de nous évader d’un quotidien pas toujours joyeux non plus, handicapé ou pas, surtout en parcourant des yeux des espaces aussi vastes que ceux du sud-ouest américain. L’intérêt, c’est Michalak qui nous le confie en remarquant que nous, et dans ce nous il faut inclure aussi bien son entourage proche que le spectateur que nous sommes, nous avons finalement davantage besoin d’elle, qu’elle de nous. Nous avons besoin d’elle car elle nous met un sacré coup de pied au derrière si on y réfléchit bien. Comment osons-nous nous plaindre chaque matin de devoir aller bosser, ou aller à l’école pour les plus jeunes d’entre nous ? Je dis ça parce que j’ai des enfants, des ados maintenant, et tous les matins, c’est un enfer pour les réveiller et être à l’heure au collège. Comment pouvons-nous nous plaindre tout court, c’est vrai, nous passons notre temps à nous plaindre de tout, surtout ici en France. Alors que la plupart d’entre nous sommes en bonne santé, nous pouvons marcher normalement, respirer, sentir, regarder, entendre, profiter de la vie et des bonheurs simples qu’elle nous offre, comme le chant des oiseaux ou l’odeur du jardin quand il pleut. Encore faut-il avoir un jardin, me direz-vous, ce qui n’est pas si fréquent si on habite à Paris par exemple. Mais tout le monde n’habite pas à Paris non plus, et tant mieux. Moi en tout cas, je n’y habite pas et j’en suis bien content. Là où Michalak veut en venir, et moi avec lui, c’est qu’en effet, nous avons bien besoin de Lucie et de ce genre de documentaire pour nous rappeler, au moins pour la plupart d’entre nous, que nous avons une chance inouïe d’être en vie, en bonne santé, libre de nos mouvements, qu’il ne faut pas une logistique digne du Tour de France pour partir en voyage. C’est pourquoi, nous devrions arrêter de pleurnicher, à tout bout de champ comme disait mon grand-père paysan, et profiter au maximum de la vie, car celle-ci est courte.
Nous aurions donc tous à y gagner si les personnes handicapées étaient davantage intégrées dans la société, notamment à l’école, au lieu d’être mises à l’écart et isolées telles des pestiférées.
Références / Sources
Lucie en Californie, diffusé sur France 5, à partir du 28 juin 2023.
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