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Winner

23 juillet 2023

Et pendant que le loser perd, que fait le winner ? C’est vrai ça, ça fait quoi d’être dans la peau d’un gagnant ? En réalité, bien souvent le winner s’emmerde, car il s’habitue vite au succès, alors il lui faut de nouveaux challenges. Le grand kiffe des winners, ce sont les courses extrêmes telles que l’Ironman ou les ultra trails. La société organisatrice de la fameuse course pour les hommes de fer, a même dû en créer une quarantaine de plus dans le monde depuis 2015, portant le nombre total de courses à 170 (1). Pour les néophytes, je précise qu’un « Ironman » est un triathlon de l’extrême où il faut nager 3,8 km, en eau vive le plus souvent où vous prenez moult coups de pieds et poings entre deux vagues, chaque compétiteur étant prêt à nager sur le cadavre de celui qui le précède pour gagner du temps, 180 km de vélo, soit l’équivalent d’une étape moyenne du Tour de France et pour finir cet échauffement, un petit marathon de 42 km en courant avec ses petits pieds et ses runnings. Il y a cependant des éléments que les chiffres ne donnent pas, par exemple le fait que lorsque vous passez du vélo à la course à pied, vos jambes vous semblent similaires à deux poutres en bois qu’il faut traîner tant bien que mal, plutôt mal que bien en fait. Au bout de quelques kilomètres, vous commencez à retrouver de la souplesse, si vous n’êtes pas mort avant.

Il y a aussi les ultra trails tels que l’UTMB, l’Ultra Trail du Mont-Blanc, qui font passer les marathons pour des jogging du dimanche matin. L’UTMB fait 171 km et 10 000 m de dénivelé positif, soit plus de deux fois le Mont-Blanc lui-même. Le record de cette épreuve est de moins de 20h, alors qu’il faudrait près d’un mois à une personne normale pour arriver au bout de cette folle aventure alpine.

Il faut ça apparemment de nos jours pour occuper les winners de notre société, les pdg, les cadres sup, les ingé, médecins, avocats, etc. majoritairement CSP+, tous sur la même longueur d’onde, connectés sur leur montre Garmin qui enregistre tous les paramètres de ces corps en mouvement autour de la planète. Toujours plus loin, toujours plus vite, toujours plus haut. Les winners montent au sommet de l’Everest en y laissant toutes leurs poubelles ou descendent 4 km sous le niveau de la mer voir l’épave du Titanic, même si les joints du sous-marin laissent à désirer, ils vont dans l’espace, sur la lune ou sur Mars. Il leur faut un os à ronger, un défi, un challenge, de quoi prouver qu’ils ne sont pas des winners par hasard. Cela fait un drôle d’écho, pour ne pas dire éco, avec la manière dont le monde tourne, dirigé de main de maître, les maîtres du monde comme on dit, un monde où il faut absolument produire toujours plus, innover, exploiter les ressources, tirer sur la corde toujours plus fort pour gagner des parts de marché. En entreprise, les winners sont payés pour générer de la performance en pressant les salariés comme des citrons. Ils sont exigeants avec eux-mêmes, avec leur corps, comment pourraient-ils ne pas l’être avec les autres, femmes, enfants, subalternes ?

Dans La famille Martin (2), David Foenkinos nous dresse le portrait d’un de ces spécimens, en l’occurence directeur d’une compagnie d’assurance. Ordre et discipline règnent dans les couloirs de cette tour de La Défense, la peur aussi, lorsque vous êtes convoqué dans trois jours sans savoir pourquoi, tandis que plusieurs de vos collègues ont déjà été virés. Patrick Martin est convoqué lui aussi. Le jour J, Desjoyaux, tel est le nom de l’affreux jojo, demande à Martin ce qu’il pense de la couleur de ses nouveaux rideaux. Patrick Martin en reste bouché bée. Trois jours qu’il angoisse, tout ça pour lui demander ce qu’il pense de la couleur de ses rideaux de merde. Desjoyaux n’est pas sot, cependant. Il sait ce qu’il fait, il joue avec ses collaborateurs tel un chat avec une souris, pour les mettre à l’épreuve, tester leur mental, leur résistance au stress, juste comme ça, pour voir, pour installer un climat d’inconfort, faire comprendre à tout le monde que nul n’est irremplaçable et qu’il ne faut pas se reposer sur ses lauriers, il faut au contraire nager, rouler et courir vite et longtemps, sinon il faut laisser sa place à quelqu’un de plus performant. Telle est la logique pas très joyeuse mais terriblement efficace des dirigeants façon Desjoyaux. C’est alors que le romancier sort une idée jubilatoire de sa boîte crânienne. Martin, qui a cru perdre sa femme la veille, fatiguée qu’elle était de sa vie de couple, se sent tout à coup libéré, délivré. Il prend un briquet et un extincteur, file au dernier étage alors que la tour a été désertée en cette fin de journée, rentre dans le bureau du boss et fout le feu à ses rideaux. Incendie immédiatement éteint avec l’extincteur une fois le forfait fait ! Que ça fait du bien !

On a tous croisé au moins une fois un Desjoyaux dans sa vie mais on n’a pas tous eu l’audace de se défendre, renverser le bureau ou cramer les rideaux. Je me souviens personnellement d’un entretien de recrutement avec un directeur marketing d’une grande boîte qui avait fait la même école de commerce que moi. Il a lu mon CV et tout critiqué, ligne par ligne, tout de A à Z, j’ai passé une heure à prendre uppercut sur uppercut, sans réagir, groggy, tel un poids lourd pris dans les cordes. Je suis ressorti de là la tête cabossée et l’ego dans les chaussettes. Bien entendu, il s’agissait d’un test de résistance, une épreuve, un jeu même, pour celui qui est du bon côté de la table et qui tire les ficelles. J’aurais voulu reprendre la main, être capable de l’arrêter et lui dire, je pense qu’on va s’arrêter là. Manifestement, vous n’avez pas l’intention de m’embaucher et moi pas l’envie de bosser avec ou pour vous. Merci et à jamais ! Au lieu de ça, je n’ai pas bronché, j’ai pris tous les coups, toutes les critiques sans réussir à répondre de manière intelligente, je suis resté jusqu’au bout car je voulais ce job. La réalité dépasse parfois la fiction, pas cette fois-là. Cela m’a néanmoins servi, car une fois sorti et remis de mes émotions, je me suis dit, plus jamais ! Plus jamais personne ne me traitera de cette manière, qui que ce soit ! Et plus jamais cela ne m’est arrivé. Et si une situation similaire devait de nouveau advenir, aussitôt j’arrêterai mon interlocuteur pour l’informer que l’entretien est terminé. Il en resterait à son tour bouche bée. C’est ça ou cramer ses rideaux, au choix.

Je crois au fond que ces addicts de la gagne et de la performance à tout prix, qu’il s’agisse de sport ou d’entreprise, ne nous rendent pas service collectivement. La croissance économique illimitée ne nous mène pas vers un monde meilleur, celui qui le prétend aujourd’hui est au mieux un escroc, au pire un fou à lier. Elle nous mène vers un désastre écologique et sanitaire, c’est clair. C’est pourquoi il y a en face tous ces défenseurs de la décroissance, ou au moins d’une croissance raisonnée et raisonnable, assurant un développement durable et soutenable. Plutôt que gagner à tout prix, il faudrait apprendre aux enfants à bien faire les choses. Gagner pour gagner, quel intérêt ? N’est-il pas plus intéressant d’apprendre à bien jouer ? Et à ne pas craindre l’échec, car l’échec est formateur, c’est même la condition sine qua non des succès de demain.

Pour terminer ce billet comme je l’ai commencé, c’est à dire de manière sportive, je dirais pour simplifier qu’il y a deux façon de concevoir le sport et les efforts physiques qu’il nécessite, et il en va de même pour la vie en général. On peut faire du sport pour la performance pure, chercher à être meilleur qu’hier ou que son concurrent, à s’améliorer en permanence, rouler son rocher en haut de la montagne tel un sisyphe en short, le voir redescendre et recommencer à pousser. On peut aussi faire du sport simplement pour le plaisir et l’équilibre, sans chercher à tout mesurer avec une panoplie d’objets connectés, écouter son corps, son souffle, regarder autour de soi la forêt, la mer, le ciel, la terre, se reconnecter aux éléments et s’apercevoir que faire le tour du Mont-Blanc, de haut en bas et de bas en haut ou en diagonale si cela vous chante, le tout en moins de 20 heures bien sûr, ne changera rien à l’histoire, absolument rien ! Alors ralentissez messieurs les winners, respirez et prenez les bonnes décisions pour notre avenir à tous. Merci !


(1) Ironman, triathlon, trail… Pourquoi les « jeunes cadres dynamiques » se droguent-ils à l’ultra sport ? article de Fleur Bouron, paru le 25/7/2023 dans Les Echos Start.

(2) La Famille Martin, David Foenkinos, Gallimard, 2020

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