La femme qui s’est éveillée
Il y a quelques mois, je revendiquais le droit d’être en colère quant au sort réservé aux femmes afghanes. Je le suis toujours mais c’est l’été, alors je me permets d’enchaîner un billet léger, voire même un peu vulgaire disons-le, comme Narcisse en slip, en le saupoudrant toutefois de quelques réflexions de fond, et un billet plus grave tel que celui-ci. C’est la règle du jeu quand on tient un journal personnel quasi quotidien, un journal ouvert sur le monde, un monde où les médias qui nous informent passent eux aussi et sans sourciller du résultat de l’équipe de France féminine de football face à la Belgique (2-1) à la dilapidation en public d’une jeune Afghane condamnée pour un simple flirt.
Flash back. Il y a un peu plus de vingt ans, j’étais en stage à Londres dans une boîte anglaise qui vend des tas de produits de grande consommation plus inutiles les uns que les autres mais qui encombrent pourtant par dizaines les arrières cuisines des foyers occidentaux. Mon boss ne souhaitait pas se rendre au Pakistan à cause de sa nationalité (indienne), c’est donc sur moi et mes vingt ans d’inexpérience ans que reposerait une mission de plusieurs semaines au Moyen-Orient. S’il vous semble surprenant de confier ce genre de mission à un stagiaire, sachez que j’en fus le premier surpris et que non, je ne suis pas mytho. Pas mytho, candide plutôt et comme le héros de Voltaire, ce fut pour moi un voyage initiatique dans le sens où je côtoierai dans un temps très court l’extrême richesse et l’extrême pauvreté.
A Dubaï, point de départ de mon périple, j’avais dormi dans une chambre d’hôtel luxueuse au centre de laquelle trônait un lit où nous aurions pu nous étaler à cinq ou six, idem pour la douche, pas beaucoup plus petite que la douche de la piscine municipale de la ville où j’ai grandi. Dehors, c’était le défilé des voitures de sport rutilantes : Ferrari, Lamborghini, Maseratti et autres véhicules en i, j’avais l’impression de jouer dans un épisode de Magnum ou de Deux flics à Miami, totalement irréel pour un jeune homme de vingt ans !
Mais je fus ramené à la réalité brutalement, du moins une autre réalité, puisque après Dubaï, je fus envoyé à Karachi, deuxième ville la plus peuplée du Pakistan. La fête était finie, je devais ouvrir grand mes yeux car ce que j’allais voir là-bas marquerait la rétine de mes yeux pour toujours : les enfants qui mendient d’une main, l’autre étant rongée par la lèpre, les camions taxis embarquant des dizaines de personnes et de colis dans leur benne, les mobylettes pour cinq, les femmes voilées de la tête aux pieds, la poussière partout, la chaleur écrasante et les regards qui te font comprendre que tu n’as rien à faire ici, que tu n’es pas le bienvenu, petit occidental trop gâté que tu es, retourne d’où tu viens. Ce que je ne manquais pas de faire assurément quelques semaines plus tard.
Solène Chalvon-Fioriti a commencé sa carrière de journaliste non loin de Karachi quelques années après, elle nous livre aujourd’hui avec Une femme qui s’est éveillée (1), un récit puissant sur le pays voisin, l’Afghanistan. Elle y cite notamment un tweet de Joe Biden, nouvellement élu président des Etats-Unis, datant du 16 août 2021 dans lequel il faisait l’aveu cynique de leur impuissance : « Si un jour, vous vous sentez inutile, rappelez-vous que les Etats-Unis ont déployé quatre présidents, des milliers de vies, des centaines de milliards de dollars et vingt années… pour remplacer les Talibans par les Talibans. ». Il dira également par la suite ne pas regretter la décision de se retirer du pays, ce qui est cohérent avec ce premier Tweet mais donne légèrement la nausée.
Moi encore une fois, je suis davantage comme Layle, l’amie afghane de Solène, c’est à dire fondamentalement en colère, une colère sourde bien sûr, voire purement intellectuelle, puisque du fond du café grec où j’écris ce billet inutile, un endroit paradisiaque d’où je peux contempler librement le bleu azur de l’eau et les montagnes de Keros à l’horizon sans jamais m’en lasser, une colère sonore aurait quelque chose de ridicule. D’ailleurs si je me suis emporté il y a quelques minutes, c’est parce que mes enfants se sont crêpés le chignon pour savoir qui aurait la banquette et qui irait sur la chaise pliante en tissu. J’avais envie de leur crier, vous savez quoi les enfants, je lis un livre sur un pays où des jeunes femmes à peine plus âgées que vous se font tuer ou jeter en prison si elles n’acceptent par le mari qu’on a choisi pour elles, des vieux schnocks de vingt ou trente ans de plus qu’elles, où elles doivent porter des robes de plusieurs kilos pour cacher leur visage et leur corps, où elles n’ont plus le droit d’aller à l’école passée la puberté, où certaines préfèrent s’immoler plutôt que de vivre une telle vie et vous, vous vous battez pour une banquette ! Le même sentiment que celui que j’avais eu au Pakistan vingt ans auparavant, me parcourait de nouveau l’esprit, pourquoi un tel écart entre ma vie, et maintenant celle de mes enfants, et la vie de ces personnes-là qui n’ont pas mérité un tel sort ? Mais à quoi bon engueuler mes enfants, comment pourraient-ils comprendre une réalité aussi radicalement différente, diamétralement opposée même, de la leur et pourtant si proche, Café grec paradisiaque – Kaboul : 5852 kilomètres, quarante jours à pied, trois jours et deux heures en voiture, trois heures en avion !
Layle était une jeune femme brillante, éduquée dans une famille communiste dont la mère s’était investie dans le planning familial avant de se suicider, de tristesse afghane avait-on dit avec poésie. A la mort de sa mère, Layle avait repris le flambeau en montant un réseau de distribution de pilules abortives et autres solutions du lendemain, la Pills Force, auquel Solène s’était jointe par hasard, un jour où elle s’était rendue aux toilettes de la fac et avait surpris un avortement catastrophique au dessus de chiottes à la turc, une scène sordide dont je vous ferai l’économie. Par la suite, elles étaient devenues amies, ce qui n’empêchait pas Layle de garder une position extrêmement critique à l’égard de l’occident et de lui en faire part avec véhémence. Elle rejetait en bloc les militaires de la coalition internationale qui restaient planqués dans leurs véhicules blindés, les « contractors », ces professionnels de la sécurité et autres équipements dont le pays avait besoin et que les occidentaux étaient près à leur vendre maintenant l’Afghanistan avait les moyens de les acheter grâce aux milliards déversés par ces mêmes occidentaux honnis, business is business et la boucle bouclée, les professionnels du développement et de l’humanitaire, ONUsiens, ONGistes qui vivaient là comme des expats de grandes entreprises avec cuisiniers, femmes de ménage et chauffeurs, une vie bien éloignée des standards locaux. Tous à mettre dans le même sac, un sac tombé à terre et éparpillé dans la peur à l’arrivée des Talibans en 2021. On a tous en tête les images de ces milliers de gens entassés contre les grilles de l’aéroport, hommes, femmes, enfants écrasés sous un soleil de plomb et terrorisés par les coups des soldats talibans installés aux check points. Quelle débâcle !
Une question me taraude à propos de ce fiasco. Avons-nous, nous les occidentaux, et ce faisant je mets les Américains et les Européens dos à dos sans être certain que les objectifs aient été les mêmes avant, pendant et après cette parenthèse de vingt ans entre les deux régimes talibans. Etait-ce seulement une opportunité comme une autre, car la guerre et le développement humanitaire sont apparemment des business comme les autres, ou avions-nous réellement un plan pour gagner la partie dans ce bazar infernal qu’est l’Afghanistan ? Comment construire quelque chose de durable dans ce pays, premier producteur mondial d’opium, avec un gouvernement corrompu jusqu’à la moelle, dont nous étions d’ailleurs sans doute les premiers corrupteurs, une armée afghane équipée et entraînée par l’armée américaine mais elle-même divisée par les tensions culturelles au sein du pays, Chiites, Sunnites, Pachtounes et autres tribus issues des campagnes et montagnes reculées. A cela ajoutez l’influence des pays voisins, Pakistan, Iran, Emirats, Tadjikistan qui arment ou influencent, sans oublier toutes ces factions pseudo religieuses plus horribles les unes que les autres, Etat Islamique, Daesh et bien sûr les Talibans, et vous avez entre les mains le plus gros merdier géopolitique possible et imaginable. Personne ne gagne en Afghanistan ! Les Russes s’y sont cassés les dents, les Américains n’ont pas fait mieux, ont-ils jamais essayé ?
Quant aux femmes afghanes, dont il est surtout question dans ce livre, je ne saurais dire finalement si nous leur avons rendu service ou pas. Layle rejetait d’ailleurs également le féminisme bourgeois occidental, qu’il soit seins nus ou le cul assis dans un café rive gauche à Paris en sirotant des mojitos fraise on the rocks, avant de filer chercher les enfants à l’école, préparer le repas du soir, faire une ou deux machines entre les devoirs des petits, un féminisme hypocrite, rien à voir en tout cas, cela va sans dire, avec le combat des Afghanes pour ne serait-ce qu’exister en tant qu’individu à part entière. Certes pendant vingt ans, les filles ont pu aller à l’école, à l’université, accéder ensuite à des fonctions importantes dans l’administration ou en entreprise, s’émanciper peu à peu. Malgré les critiques à notre égard, recevables pour la plupart, l’espoir renaissait et des perspectives d’avenir s’ouvraient pour les femmes en Afghanistan. Seulement voilà, nous les avons lâchement abandonnées. Joe Biden n’a aucun regret quant aux décisions prises, moi j’en ai. Plus que des regrets, j’ai honte. J’ai honte quand je vois la une de Paris Match montrant la bouille d’une gamine d’une dizaine d’années ensevelie sous une burqa, tout comme son avenir, un avenir sur lequel la foule jette des pierres et c’est nous qui leur avons fourni la première. J’ai honte et je pleurs pour elles.
Un jour, quelqu’un a téléphoné chez Layle. Son jeune frère Hekmat a répondu. La personne lui a expliqué que sa soeur distribuait des pilules qui faisaient mourir les bébés (cela fait d’ailleurs un drôle d’écho avec ce qui se passe en ce moment aux Etats-Unis) et que cela allait leur attirer des problèmes. Hekmat connaissait l’engagement de sa soeur, lui aussi était issu de cette famille moderne, éduquée et peu influencée par la religion, il savait que sa mère avait travaillé au planning familial mais la réputation est quelque chose de sacré pour les familles afghanes, modernes ou pas. En outre, Layle était une jeune femme libre, c’est à dire non mariée, ce qui aller justement limiter la liberté qu’elle revendiquait dans l’Afghanistan qui s’annonçait. Hekmat pensait que la seule façon de faire taire les rumeurs était de marier sa soeur. Il lui en a fait part, elle a réagi avec stupeur puis furie, il l’a étranglée. Layle et les rumeurs se sont tues.
Ô compatriote, ô frère, je ne suis plus celle que j’étais
Je suis la femme qui s’est éveillée
J’ai trouvé mon chemin et je ne reviendrai jamais (2)
Notes / Sources
(1) Une femme qui s’est éveillée, Solène Chalvon-Fioriti, Flammarion, 2022.
(2) Landaï pachtoune de Layle. Les landaï sont des petits poèmes afghans, un peu l’équivalent des haïkus japonais.
(3) Cette photo qui a fait le tour du monde a été prise en 1984 par le photographe américain Stephen McCurry et a été publiée en une du magazine National Geographic la même année (4). Il s’agit de Sharbat Gula, une jeune orpheline et réfugiée afghane au Pakistan. Elle avait 12 ans à l’époque et avait dû quitter son village pour fuir les bombardements russes. Sharbat a vécu 35 ans au Pakistan avant de revenir vivre en Afghanistan en 2016, croyant elle aussi qu’un avenir y était possible pour les femmes. Maman de six enfants dont l’un est décédé d’hépatite C, tout comme son mari boulanger, Sharbat a de nouveau fui en 2021. Réfugiée en Italie et bien qu’analphabète, elle est devenue une véritable icône, un symbole de la tragédie et du combat des femmes afghanes. Elle envisage de créer une association caritative et espère pouvoir revenir un jour dans son pays. Inch allah Sharbat, inch allah !
(4) 94 photos de Stephen McCurry sont exposées cet été à l’hôtel de ville de Caen. Courrez-y !
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