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r > g

12 mai 2024

La rémunération de Carlos Tavares, patron de Stellantis, anciennement PSA Peugeot-Citroën, a récemment suscité la polémique. Et pour cause, celle-ci a été sur 2023 de 36,5 millions d’euros si on inclut salaire, bonus, actions, plan de retraite etc. , c’est à dire toute la palette de su-sucres permettant de récompenser un grand patron, quelle que soit sa taille et son mérite réels. Trente-six millions, cinq cent mille euros ! Prenons notre calculette, si on compare avec le SMIC, soit environ 1500 euros, cela nous donne un ratio de 1 à 2000, dit autrement il faudrait 2000 ans à un smicard pour gagner la même chose que Carlos Tavares. Quant au Français moyen, dont le salaire avoisine les 3000 euros, le ratio est donc environ de 1 à 1000, pas besoin de calculette cette fois-ci, le calcul mental suffit. Le gars se paie 1000 fois ce qu’un français moyen gagne en un an. Qu’est-ce qui peut justifier un tel différentiel ? JP Morgan lui-même, le financier américain du début du XXème siècle dont une banque porte encore le nom aujourd’hui, disait même qu’il ne faudrait pas dépasser un rapport de un à vingt ? Un siècle plus tard, tous les plafonds ont explosé, sky is the limit dit-on outre-atlantique, rappelant la hauteur des immeubles, aussi appelés gratte-ciel, cela vaut aussi pour les rémunérations, no-limit !

Si Carlos Tavares était un entrepreneur, qu’il avait monté sa boîte, pris des risques pour cela et touché le jackpot en la revendant ou en réalisant une année de tous les records, une telle rémunération pourrait se comprendre. Mais Carlos Tavares n’est qu’un salarié comme les autres au sein d’un groupe automobile comme les autres. Par ailleurs, s’il est peut-être à l’origine de la stratégie de développement, il est sans doute celui qui a pris la décision de licencier 28000 salariés pour ramener les comptes dans le vert et atteindre ses objectifs, mais il ne les pas produites tout seul avec ses petits bras musclés ces voitures. Il a bien fallu le concours de l’ensemble des collaborateurs de l’entreprise pour produire ce résultat et il est peu probable que leur prime soit comparable à celle du patron, même relativement au salaire initial.

Après, on entend toujours les mêmes imbéciles dire les mêmes imbécilités dans les médias, tels le chantre de la grande distribution Michel Edouard Leclerc, qui qualifie Carlos Tavares de véritable génie, il n’y va jamais avec le dos de la cuillère du pot de yaourt Michel Edouard, Tavares est carrément à ranger avec Einstein et les autres scientifiques surdoués que le monde a produit. Et puis il ajoute une couche de crème sur la tarte en comparant le salaire de Tavares avec celui de Mbappé, avançant que cela ne choque personne que Kylian Mbappé gagne 70 millions d’euros par an pour tirer dans un ballon de foot. Qui a dit que cela ne choquait personne, Michel Edouard ? Moi, cela me choque, je ne dois pas être le seul crois-moi. Zidane gagnait entre 3 et 5 millions d’euros quand il était au Real Madrid et Michel Platini dix fois moins quelques années avant. Est-ce que cela signifie que Mbappé est 20 fois meilleur que Zidane et 200 fois meilleur que Platini, et que Tavares est 1000 meilleur que le travailleur moyen ? Non, évidemment. D’ailleurs, il n’a pas été en mesure de marquer un seul but en demi-finale de la Ligue des Champions, ne devrait-on pas retirer 10 ou 20 millions sur son salaire de fin d’année ? Cette explosion des prix signifie seulement que le monde s’est financiarisé à outrance, qu’il n’y a plus de limite à l’indécence, qu’on a un véritable problème de répartition des richesses et que l’écart entre ceux qui n’ont rien ou peu et ceux qui ont tout ou presque, ne cesse de grandir. Hollande disait que l’ennemi, c’est la finance. On rigole !

C’est ce que Thomas Piketty a résumé par l’équation r > g dans son best-seller, Le Capital au XXIème Siècle (1). J’ai été sévère avec Thomas Piketty, me moquant de son utopie utile, et paresseux aussi, me contentant de lire le résumé de son ouvrage, faut dire qu’un livre d’économie, et un peu d’histoire aussi, de près de mille pages a de quoi rebuter même les plus motivés. Cette fois-ci, j’ai poussé plus loin ma curiosité et je dois avouer que l’initiative me paraît intéressante, celle de reprendre les travaux de l’Américain Kuznets et d’observer les inégalités de revenus à travers le monde et à travers le temps au cours des dernières décennies pour constater que contrairement à ce que pensait Kuznets, la courbe en U n’existe pas. Les inégalités ne finissent pas par se réduire d’elles-mêmes, par la magie régulatrice du marché, en situation économique « normale », c’est à dire sans guerre mondiale et dévastatrice pour les économies. En réalité, les inégalités ne cessent jamais d’augmenter, point ! Et le cas de Tavares en est un parfait exemple. On pourrait prendre cette prime et la répartir entre les salariés du groupe, mais non, on la concentre sur une seule personne et de l’autre côté, on comprime les salaires de base pour maîtriser les coûts. Piketty nous dit aussi que ce phénomène s’explique par une toute petite équation, à savoir r > g, où r correspond au rendement du capital et g à la croissance de la production et des revenus. Comme vous le savez, ou pas, il existe deux grands types de revenus, ceux issus du travail (principalement le salaire) et ceux issus du capital (immobilier, placements financiers etc.). Or dans un monde de croissance faible, le capital rémunère beaucoup plus que le travail, ce qui fait la part belle aux rentiers et aux héritiers. Ceux qui ne vivent que de leur travail doivent se serrer la ceinture en observant bêtement des grands patrons et des footballeurs être payés mille fois, deux mille fois plus qu’eux. Les gens ne comprennent pas la logique, qui se résume à r > g, et ils votent pour le Rassemblement National. Et quand on leur explique que c’est mal et que ça ne règlera ni leurs factures ni leurs problèmes quotidiens, ils n’en ont que faire, et c’est bien normal à mon avis.

C’est quoi alors la solution, me direz-vous ? Taxer les plus riches ? Piketty propose en effet une taxation des revenus du capital à l’échelle internationale, au moins européenne, pour faire en sorte que l’équation s’équilibre mais il concède volontiers que cela suppose un niveau de coordination totalement illusoire, d’autant que l’Europe est elle-même un ingénieux système de paradis fiscaux bien huilé, demandez au Luxembourg et à la Belgique ce qu’ils en pensent. C’est pour cela qu’il a développé la notion d’utopie utile, qui lui permet de participer au débat tout en rêvant, à moins que ce soit l’inverse.

Il faut être réaliste, il n’y a rien à y faire, les grands patrons et les footballeurs continueront d’être payés des fortunes et toute tentative de les taxer davantage les incitera inévitablement à esquiver, c’est à dire trouver des solutions de contournement de l’impôt. Puisque nous vivons dans un monde globalisé, connecté, dépendant les uns des autres, comme aux échecs, il est dangereux de prendre des décisions sans tenir compte de la stratégie des autres joueurs, et les autres joueurs (pays, continents) n’ont pas l’intention de nous faire des cadeaux. C’est pour cela qu’il n’y a pas de solution simple, si tant est qu’il y ait une solution tout court.

A titre individuel, je me dis juste que si on me l’avait dit plus tôt, qu’il est plus intéressant d’avoir du capital que de vivre uniquement de son travail, j’aurais sans doute fait les choses autrement. J’aurais investi, comme on dit. Dans l’immobilier, en bourse, que sais-je. La solution est peut-être là finalement, donner des cours de finance à tout le monde, partager le savoir plutôt que de le concentrer dans les mains de quelques-uns. Les inégalités de revenus naissent des inégalités de savoir. La solution Thomas, c’est l’éducation, pas la taxation.


Sources / Références

(1) Le capital au XXIème siècle, Thomas Piketty, Editions du Seuil, 2013

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