# PolitiX

Banquier punk

13 janvier 2024

J’enchaîne avec un deuxième billet sur un autre premier de cordée, après Gabriel Attal, voici Matthieu Pigasse. Ce qu’un technocrate peut brasser de d’air sans faire de vent, c’est impressionnant. C’est le cas de Matthieu Pigasse dans son dernier essai, qui rate selon moi la transformation, La lumière du chaos (1). Pour ceux qui ne le connaissent pas, Pigasse c’est le grand frère de Macron, même milieu d’origine, quoique plus à gauche, mêmes études, Sciences Po, ENA, même parcours professionnel, haute fonction publique, ministères, puis le privé, banque d’affaire, même ambition ultime, devenir Président de la République. Sauf que vous connaissez l’histoire à présent, là où Pigasse a échoué, a t-il seulement tenté, Macron a parfaitement réussi, lui. Faut dire que François Hollande, alors premier secrétaire du PS, n’a pas été aussi clément avec le premier qu’avec le second. Alors qu’il refuse à Matthieu Pigasse une circonscription pour les élections législatives, on sait aujourd’hui ce qu’Emmanuel Macron doit à François Hollande.

L’histoire ne s’arrête pas là cependant pour Matthieu Pigasse car le type est brillant, il a du réseau comme tout bon énarque qui se respecte et cela n’a pas échappé à Lazard qui le récupère après son éjection de Bercy au début des années 2000 pour en faire un des futurs piliers de la banque d’affaires. Matthieu lui ne se voit pas vraiment comme un banquier, il a d’ailleurs enlevé cette partie de son CV de la 4ème de couverture. Il s’y définit, je cite, comme un « entrepreneur et dirigeant d’entreprises, propriétaire du magazine Les Inrockuptibles, de Radio Nova, et de divers festivals de musique ». Il aime surtout qu’on l’appelle le banquier punk, car il aime penser qu’il est un rebelle, lui qui a pourtant conseillé la Grèce et l’Argentine dans la gestion de leurs dettes, on sait dans quel pétrin ces deux pays sont en ce moment. Le banquier punk a dû facturer des honoraires conséquents j’imagine, alourdissant encore un peu plus le poids financier pesant sur leurs épaules, qu’importe, tant qu’il y a de la musique et des festivals pour se défouler, le monde peut bien s’écrouler.

La lumière du chaos n’a rien de vraiment punk cependant, à part peut-être la citation de Joe Strummer des Clash, en première page du livre : « Le punk n’a rien à voir avec tes pompes ou la teinture de tes cheveux… En fait, le punk rock, c’est traiter tous les humains de façon exemplaire. » Une fois qu’on a dit ça, on n’a pas dit grand chose, vous en conviendrez. Alors que nous dit Matthieu Pigasse à part cette citation des Clash ?

Il commence par dresser un constat tout à fait réjouissant de la France d’aujourd’hui. Il annonce en préambule la fin du progrès, terminé le progrès technique, terminées les grandes espérances, fini de rêver, retour à la réalité, la vraie, la fin de la croissance, le réchauffement climatique, le chômage car l’intelligence artificielle va bientôt remplacer la connerie humaine, à moins que ce soit l’inverse, les guerres, les épidémies… bref vous regardez le tableau qu’il a peint, vous sortez du musée, vous filez chez Casto acheter une corde et vous vous pendez. Je ne vois pas d’autre solution. Résultat ou conséquence, poursuit-il, reprenant les analyses de Jérôme Fourquet, la France est fracturée. Chacun se replie sur soi, sa famille, sa communauté, plus personne ne veut faire société. On assiste donc, troisième chapitre du nouveau monde qu’il nous promet, à l’effondrement démocratique de ce pays, qui hésite entre populisme et communautarisme. Ce qui est fameux, c’est que les deux principales causes de cet effondrement, selon lui, sont le recul de l’Etat et la trahison des élites. Je dis que c’est fameux car Matthieu Pigasse a longtemps travaillé pour le publique avant de rejoindre le privé, on appelle aussi cela le pantouflage, c’est à dire prendre ses grosses pantoufles payées par l’argent public et les emmener avec soi pour aller bosser en banque d’affaire pour ne pas user le parquet, il convient au contraire de le faire briller. Quant à la trahison des élites, qui est sans doute elle-même une des causes du recul de l’Etat, l’oeuf ou la poule, qui mieux que lui ou Emmanuel Macron pour en parler en effet. Quand on sait avec quel zèle ils utilisent les cabinets de conseil anglosaxons qui n’ont de cesse de leur dire qu’il faut casser le public et favoriser le privé, surtout quand il s’agit de fonds de pensions ou de grandes entreprises américaines, on se demande s’il ne se moquerait pas un peu du monde le banquier punk, tout de même.

On peut aussi dire qui mieux que lui pour comprendre et dénoncer les excès du capitalisme financier puisqu’il est dedans jusqu’au coup. Faut-il être à l’extérieur du système pour le dénoncer, ou dit autrement, peut-on le dénoncer de l’intérieur ? Bonne question, ça ferait un bon sujet pour le bac. En attendant, quand ce système fait de vous un homme riche dont le patrimoine est estimé à plusieurs dizaines de millions d’euros, on est en droit de douter de l’honnêteté de la démarche. Pourquoi dénoncer un système qui vous est aussi favorable ? Pour se donner bonne conscience ? Pour que ses enfants vivent dans un monde plus juste, plus harmonieux, où « tous les humains seront traités de manière exemplaire » ? On rigole. Je ne me fais pas de souci pour ses enfants. Ce matin à la radio, ils disaient qu’on dénombre 3000 enfants en France qui dorment dans la rue la nuit et vont à l’école le jour. Il a fait jusqu’à -10° la nuit dernière ! Est-ce qu’on se rend compte de ce que ce chiffre veut dire ? Trois mille gosses qui dorment sous des ponts et des cartons avec leurs parents, en France, en 2024 ! Il propose quoi le banquier punk pour ces gamins-là, et pour leurs parents ?

Pour commencer, et il n’est pas à une contradiction près, il propose de se construire soit-même. « Dans une telle société, écrit-il, sans repères, qui a perdu toute direction et tout sens, par où commencer pour reconstruire ? Par soi-même. Pour pouvoir avoir une pensée centrifuge, dirigée vers le monde et vers les autres, je dois d’abord avoir une pensée centripète, descendre au fond de moi-même, retrouver ce qu’il y a en moi d’essentiel, comprendre ce qui me donne sens et qui fait de moi ce que je suis, découvrir ce que Kierkegaard appelait « ma vocation », ce que je dois faire de ma vie ». Parfait ! Mais tout le monde fait ça cher monsieur Pigasse. Tout le monde est centré sur soi et cherche le sens de sa vie, rien de nouveau là-dedans. Ce n’est pas la solution ça, c’est plutôt une partie du problème. Avec les réseaux sociaux, les TikTok, Youtube et machines à selfies, les gens ne se sont jamais autant imaginés que le monde tourne autour de leur nombril. Il n’en est rien évidemment, aucun de nous n’est essentiel à la marche du monde et pourtant certains d’entre-nous, un tout petit groupe, concentrent tout le pouvoir. Ce qui manque, ce n’est pas que chacun pense à soi et essaie de se construire une vie digne de ce nom, ça chacun le fait naturellement, c’est instinctif, l’instinct de préservation d’abord et l’ambition de réussir ensuite, c’est légitime après tout. Mais pour faire société, il faut aussi penser collectif et ce qui manque à ce pays, c’est le sens du collectif, pas des collectifs.

Je le rejoins cependant sur l’importance de l’école et de la culture, et aussi sur la nécessité de partager le gâteau. Ce qui divise une société, c’est ce sentiment qu’il y a d’un côté les gagnants et de l’autre les perdants, et que face à ce constat que l’on peut faire tous les jours, l’Etat ne fait rien. Au contraire, il accentue le phénomène en libéralisant l’économie, encore et toujours, puisque c’est le modèle dominant au niveau mondial. Les bénéfices des grandes entreprises par exemple, notamment celles du CAC 40, ne sont pas partagés équitablement entre salariés et actionnaires. On sait qui tombe toujours sur la fève dans la galette des rois, et ce ne sont pas les salariés. Obligeons les entreprises à distribuer une part des bénéfices qui ne soit pas ridicule, à leurs salariés, car les salariés sont les premiers contributeurs du succès d’une entreprise, après tout ce sont eux qui la font tourner au quotidien, alors pourquoi n’auraient-ils pas droit à leur part du gâteau. Il faut un juste milieu dans la répartition des richesses et aujourd’hui on est loin du compte. Un banquier comme Matthieu Pigasse le sait très bien. Il le dit même dans la première partie, mais il ne va pas au bout de son raisonnement.

C’est parce que Matthieu Pigasse a une autre idée en tête pour renverser la table et aller vers une société du partage. Une idée qui n’est pas nouvelle et qui n’est pas de lui, et qui surtout n’existe nulle part car elle ne peut pas fonctionner dans la durée. Cette idée lumineuse, telle la lumière issue du chaos, c’est le revenu universel ! Un revenu pour tous, sans condition. Et après tout pourquoi pas. Prenons cependant notre calculette, ce qu’il ne fait pas puisqu’il ne donne aucun chiffre, pas même le montant dudit revenu, histoire de savoir de combien on parle. Alors allons-y, faisons le travail à sa place. Combien sommes-nous en France ? Environ 67 millions. Combien voulons-nous nous rémunérer ? Mettons 500€, oui mais avec 500€, on ne va pas loin, avec 500€ aujourd’hui, on ne se loge même plus, alors partons plutôt sur 1000€ par mois et par personne. Faisons le calcul : 67 millions x 1000€ x 12 mois = 800 milliards d’euros par an ! Savez-vous quel est le budget annuel de la France ? Non ? Un peu moins de 400 milliards. Matthieu Pigasse, le banquier punk, nous propose donc de tripler le budget de la France, alors même que nous sommes censés ne pas dépasser les 3% de déficit. Alors comment finance-t-il ce budget pharaonique ? Et c’est là où la finance est magique, et les financiers des magiciens, capables de faire disparaître et réapparaître des milliards en un coup de baguette : en créant de la monnaie pardi ! Nous l’avons bien fait pendant le Covid, argumente t-il, pourquoi ne pas le refaire pour le revenu universel ? Sauf que le Covid était un moment exceptionnel, le monde entier pensait que nous allions tous crever, il fallait réagir vite, quitte à faire n’importe quoi. La Banque Centrale Européenne n’a pas eu le temps de se gratter la tête, de toute façon elle n’a pas de cheveux, pour sortir sa planche à billets et alimenter les Etats en argent providentiel. Providentiel mais exceptionnel.

Si demain, nous voulions sur le même principe créer de la monnaie pour financer le revenu universel, il faudrait revenir au franc et à la Banque de France, car jamais la BCE ne nous permettrait de le faire. Jamais les Allemands n’accepteraient de payer les Français à rester chez eux. Il faudrait peut-être alors un revenu universel à l’échelle européenne, faisant de ce continent un paradis social où chaque citoyen touche 1000 euros sans bouger le petit doigt, à part pour appuyer sur le bouton de la télécommande ou sur l’écran de son téléphone.

Encore une fois, l’idée est séduisante. Qui est contre réduire la pauvreté, levez la main ? Je suis certain qu’on en trouvera quand même beaucoup, des gens qui n’ont pas envie de partager leur pactole et qui pensent que les chômeurs ne sont que des tas de fainéants et les migrants des profiteurs et des bons à rien. En dehors de ces gens-là, que je qualifierai plutôt de droite, pas besoin d’avoir travaillé chez Lazard pour savoir que ce n’est pas réaliste. Non seulement l’idée ne fait pas l’unanimité politiquement, mais en plus elle est totalement inapplicable dans la réalité, impossible à financer dans la durée. On peut créer de la monnaie pour une période déterminée ou pour des investissements spécifiques et limités, le Japon le fait bien de son côté, pourquoi pas nous, me direz-vous. Eh bien parce que ça ne marche pas pour des dépenses récurrentes, et à plus forte raison si ces dépenses sont extravagantes par rapport aux autres dépenses. Soyons sérieux.

Personnellement, si je devais concevoir un nouveau plan Marshall avec des centaines de milliards à la clé, je ne l’investirai pas dans un revenu universel, mais dans l’éducation, parce que là réside l’avenir d’un pays.

Matthieu Pigasse est bien gentil, brillant, cultivé, punk, banquier, ok, il veut imaginer une société du possible, très bien, il fait dans la poésie et la métaphysique en voulant faire jaillir la lumière du chaos, sublime. Je trouve moi encore une fois qu’il brasse beaucoup d’air pour ne rien dire. Son idée de revenu universel financé par la création monétaire est symptomatique. Comme disait Audiard, un intellectuel assis va moins loin qu’un imbécile qui marche. Peut-être Matthieu Pigasse devrait-il se mettre en marche.


Sources / Références :

(1) La lumière du chaos, Matthieu Pigasse, Editions de l’Observatoire, 2023

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