# Monsieur X

L’obsession nationale

16 août 2023

Au delà de la nomination de Geoffroy Lejeune à la rédaction du JDD, quelque chose me dit que l’avenir de la France est à droite, voire à l’extrême droite. Il suffit pour cela de regarder ce qui se passe un peu partout autour de nous, en Italie, en Suède, aux Etats-Unis, ou même chez nous, j’utilise cette expression connotée à dessein, où le Rassemblement National, le parti qui a succédé au Front National, compte désormais 89 députés à l’Assemblée Nationale et que sa leader, Marine Le Pen, pour ne pas la citer, a fait plus de 40% des voix à l’élection présidentielle de 2022. C’est dans ce contexte que Philippe Collin, un journaliste de France Inter que j’apprécie beaucoup, notamment pour son émission L’Oeil du Tigre, en rapport avec la chanson qui a accompagné l’iconique Rocky I et non avec Georges Clémenceau, a eu l’idée de consacrer un podcast à Jean-Marie Le Pen (1).

On aime ou on n’aime pas Jean-Marie Le Pen, mais on ne peut contester le fait qu’il incarne une certaine idée de la France, pour ne pas dire une certaine France, lui qui a traversé une bonne partie du XXème siècle et aura bientôt 100 ans, s’il y parvient bien entendu.

Né en 1930, il a grandi dans un petit village breton et un port de pêche où son père est marin pêcheur à son compte. Sa mère, pourtant très croyante et pratiquante, n’aura qu’un seul enfant, Jean-Marie, Jean tout court pour ses copains du village, et l’enverra très tôt à l’école chez les jésuites où il montrera un certaine aptitude pour lire et écrire. Contrairement à ce qu’il laissera entendre dans ses mémoires ou lors de ses nombreuses interviews, (en 80 ans de carrière politique, il en aura donné), bien que le sol de la maison était en terre battue, le jeune Le Pen ne grandit pas dans la misère mais dans une famille moyenne située à mi chemin entre l’église et le port. Un évènement tragique vient toutefois bouleversée son adolescence. Un jour de 1944, année qui restera marquée dans la mémoire du XXème siècle et dans celle de la famille Le Pen, le père remonte dans ses filets une mine, qui malheureusement explose, entraîne le naufrage du bateau et la mort du paternel. Jean-Marie est meurtri, quitte l’enseignement religieux pour l’école publique, se désintéresse des cours, devient bagarreur et forte tête. Il ira malgré tout jusqu’au bac, ce qui dans les années 40 n’était pas si fréquent et montre tout le potentiel du gamin blond devenu jeune homme teigneux et ambitieux. Il décide alors de quitter sa Bretagne natale pour monter à Paris comme on dit, s’inscrire en fac de droit où il se fera vite remarquer au sein des syndicats étudiants pour sa grande gueule et sa capacité à prendre la parole en assemblée et captiver son audience. S’il reste quelque chose de lui, près de 60 ans après ses premières armes en politique, on retiendra sans doute ses provocations, notamment concernant l’holocauste. Mais pour arriver à débiter de telles conneries au micro de RTL, il lui a fallu au préalable un vrai talent de tribun, quelqu’un capable de monter à la tribune donc et envouter son auditoire par des paroles puissantes et bien dites. Pour un fils de petit marin pêcheur du fin fond de la Bretagne, avouons que ce n’est pas commun non plus.

Vient ensuite pour lui le temps de la guerre, avec ce qu’on appelait à l’époque l’Indochine, car ce n’est pas uniquement un groupe de pop rock des années 80. Cependant, il ne sera pas affecté au front. Gradé et diplômé en droit, il sera affecté au journal de l’armée, un poste pour le moins confortable, pas de quoi perdre un oeil en tout cas. De retour en France, il s’engage en politique aux côtés de Pierre Poujade, ce petit commerçant du Lot devenu leader d’un mouvement antifiscal des années 50, et se fait élire député de 4ème République en 1947, à seulement 27 ans. La guerre le rattrape vite, la Guerre d’Algérie cette fois, et il est mobilisé comme une bonne partie de la jeunesse française de l’époque. Appelé Le Pen, êtes-vous soldat ou député ? Les deux mon capitaine ! Il participera au débarquement à Port Fouad en Egypte et à la bataille d’Alger, encore que selon certaines sources, il était déjà rentré en France avant ce moment crucial du conflit. Crucial et important, car c’est notamment dans ce cadre que les militaires français ont eu recours à la torture sur leurs ennemis algériens. Interrogé à ce sujet, Jean-Marie Le Pen a déclaré à maintes reprises n’avoir rien à cacher, il a bel et bien participé à des actes de torture, qu’il justifie par le fait de vouloir sauver des vies, notamment dans le cadre d’attentats terroristes. L’excuse est facile, bidon dirait-on, la torture a été largement utilisée par l’armée française à cette époque, tout comme le viol, non seulement pour obtenir des informations, mais également pour instaurer un climat de terreur et permettre aux soldats de libérer leurs pulsions meurtrières et sexuelles. On n’aime pas trop en parler, encore aujourd’hui, car ce faisant on se rend compte qu’on n’avait rien à envier à la Gestapo et aux SS qui avaient sévi une dizaine d’années plus tôt. L’histoire est un éternel recommencement et les gentils d’hier peuvent très bien être les méchants de demain, tout est une question de circonstance.

Le Pen rentre en France, il reprend sa vie de député, défend l’idée qu’il se fait de la France et de son empire. Pour lui aucun doute, l’Algérie est française et doit le rester coûte que coûte. De Gaulle quant à lui, ne l’entend pas de cette oreille et finit par accorder l’indépendance à cette ancienne colonie, lui qui avait fui en Angleterre après l’armistice signée par Pétain en 1940 pour continuer le combat, sait que parfois, on ne peut aller contre le sens de l’histoire. Cette décision a failli lui coûter la vie, suite à l’attentat du Petit Clamart, mais le général avait le cuir épais, et peut-être aussi la baraka, comme on dit en arabe.

Dans les années 60, Jean-Marie Le Pen se rapproche de Jean-Louis Tixier Vignacour et son Rassemblement National Français, tiens tiens, ce nom me dit quelque-chose ? Tixier fut député sous la 3ème République puis vota les pleins pouvoir au Maréchal Pétain en 1940. Avocat de formation, il assura la défense de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline et obtint son amnistie. Au sein de ce mouvement d’extrême droite, Le Pen redevient député puis directeur de campagne à l’élection présidentielle 1965 lors de laquelle le candidat Tixier-Vignancourt n’obtient que 5,20%, loin derrière de Gaulle et ses 45% dès le premier tour. Dans les années 60, Jean-Marie Le Pen fonde également une maison de disque, non pas pour produire les prochains tubes de Dalida, Sheila ou Dutronc, mais pour enregistrer et vendre des discours politiques et autres champs nazis pour les nostalgiques du 3ème Reich. Le ton est donné, un ton qu’il doit sans doute en partie à une rencontre.

Cette rencontre, c’est celle de François Duprat, un essayiste connu pour ses idées antisémites et négationnistes. Ils font connaissance dans le cadre du mouvement néo-fasciste Ordre nouveau, qui participera au début des années 70 à la formation du Front National. Lorsqu’en 1987, Jean-Marie Le Pen déclare au micro de RTL que les chambres à gaz sont un détail de l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale, on reconnaît bien là la plume et l’influence de Duprat, décédé dix ans avant dans un attentat sanglant au cours des élections législatives de 1978. Ironie de l’histoire, les commentateurs de l’époque n’en firent pas grand cas, considérant ce meurtre comme je cite « un simple fait de campagne ». Un type meurt déchiqueté façon puzzle dans sa voiture explosée par une bombe digne du Hezbollah, avec sa famille à bord de surcroît, ce type d’évènement n’est pas vraiment un fait de campagne électorale comme un autre, sauf au Liban peut-être. En tout cas, personne n’est allé pleurer sur la tombe de Duprat, cracher à la rigueur, pleurer non, sauf son ami Jean-Marie qui emmènera parfois ses troupes au cimetière de Caudebec-en-Caux se recueillir et dire quelques mots à la mémoire de ce père fondateur du FN. Repose en paix vieil enculé !

Ce n’est pas la seule bombe qui marqua la vie de Jean-Marie Le Pen au cours de cette décennie 70. Deux ans auparavant, c’est l’appartement de la famille Le Pen qui part en petits morceaux dans un attentat non revendiqué et dont on ne retrouvera jamais les auteurs. A-t-on seulement cherché ? Pas certain ! Il aurait sans doute fallu aller enquêter du côté des héritiers Lambert dont le père, Hubert Lambert, venait de léguer une grande partie de son patrimoine, dont sa propriété de Saint-Cloud, à Jean-Marie Le Pen. Il aurait pu en faire don au Front National, dont il était membre du bureau exécutif, mais non il décide au contraire de tout donner à son président en personne. Une véritable fortune de quelque 3 milliards d’anciens francs à l’époque. Du jour au lendemain, ce fils de marin pêcheur parti de rien devient un grand bourgeois et quelques semaines plus tard, il échappe à un attentat qui n’avait d’autre objectif que de le tuer, lui et toute sa famille. Marine avait 8 ans.

Les années 80, plus calmes, sont celles de Mitterrand qui mieux que personne saura se servir de Jean-Marie Le Pen et du Front National à des fins électoralistes. Il avait promis la liberté d’expression, qu’à cela ne tienne. Un coup de fil, et Monsieur Le Pen est reçu sur Radio France. Il avait promis la proportionnelle pour les élections législatives, c’est chose faite en 1986 et le Front National fait une entrée fracassante à l’Assemblée Nationale avec 35 sièges. Jean-Marie Le Pen est désormais invité sur les plateaux, c’est un bon client, un tribun encore une fois, qui sait manier la langue et possède un sens de la répartie aiguisé par une carrière politique entamée sur les bancs de la fac de droit une quarantaine d’années plus tôt. Il aime provoquer les scandales, il aime la castagne, pas seulement verbale et s’il faut coller un gnon « à un rouquin ou un pédé », il ne se gêne pas non plus. Plus il provoque, plus on parle de lui et plus on parle de lui, plus le FN enregistre des adhésions, alors il ne s’en prive pas. L’homme qui portait autrefois un bandeau de pirate sur l’oeil, sans doute à cause d’un problème de santé, lui aimait raconter que c’était au cours d’une bagarre, forcément ça fait plus viril, entre dans la légende de la politique française.

Dans les années 90, le parti se consolide et s’organise. Ils enrôlent pour cela un énarque venu de la droite, Bruno Mégret, qui n’est pas le fils de l’inspecteur Maigret, d’ailleurs ça ne s’écrit pas pareil. En bon fonctionnaire de haut vol, il saura mettre les troupes en ordre de marche pour non seulement peser au plan national mais également au niveau local en remportant des municipales, en particulier dans le sud-est de la France. Le Front n’est plus un petit parti d’extrême droite dont personne ne se soucie car il ne présente aucun danger. Le parti à la flamme tricolore progresse un peu partout, ses idées autour du grand remplacement trouvent un écho auprès des gens qui vivent le déclassement au quotidien en ayant le sentiment que c’est à cause des immigrés tout ça ! Même Chirac s’y met avec le « bruit et l’odeur », ceux des immigrés qui habitent le même pallier que le bon travailleur français, vous savez ceux qui ont « trois femmes, vingt gosses et touchent 50 000 francs d’allocations par mois », ce n’est pas du Le Pen, c’est du Chirac. Ce pompage en bonne et due forme des idées racistes du FN permettront d’ailleurs à Chichi de gagner l’élection présidentielle 1995, tant ces idées commencent à gangréner la société française des années 90.

Mais le point culminant de la carrière politique de Jean-Marie Le Pen n’a lieu que 7 ans plus tard, au tout début des années 2000, lorsqu’il parvient au second tour de l’élection présidentielle. Un an avant, deux avions pilotés par des « arabes » avaient fracassé les tours jumelles à New York, l’ambiance n’était donc pas à l’euphorie chez SOS Racisme, le mouvement fondé dans les années 80 par Harlem Désir et ses copains, pour combattre les idées du Front. Vingt ans après, SOS racisme était inaudible et le FN était lui au second tour de l’élection majeure. Faut dire qu’au PS, qu’Harlem Désir avait rejoint entre temps, on ne parlait pas encore de Désir d’avenir, et pour cause puisqu’il n’y en aurait pas, ni désir ni avenir, pas dans les années 2000 en tout cas. Chevènement piqua un peu plus de 5% à Jospin, Taubira, 2% et le grand dadet ex-trotskiste à la permanente gris sidéral dut se retirer de la vie politique. Etait-ce une victoire du Front National ou une défaite du PS, chacun sa version de l’histoire. En tout état de cause, un certain Nicolas Sarkozy avait bien retenu la leçon de 1995, lui qui avait choisi le camp Balladur, pour battre le FN, il fallait lui piquer ses idées. C’était bien enregistré, s’il fallait sortir de Karcher pour gagner, il le sortirait.

Les années 2010 seront celles de la passation de pouvoir avec sa fille Marine, qui est nommée à la tête du parti en 2011 au congrès de Tour et qui a entrepris depuis quelque temps une entreprise de dédiabolisation du Front National, une banalisation de ses propositions, prenant une certaine distance avec les provocations antisémites, racistes et xénophobes du père. Pour s’imposer, il faut parfois tuer le père, tel Brutus, une comparaison qui convient assez bien à Jean-Marie Le Pen, lui qui aime se comparer à un menhir. L’opposition fille-père ira ainsi jusqu’à l’exclusion du père du parti en 2015 et à la fondation d’un nouveau parti en 2018 : le Rassemblement National.

Nous venons tout juste d’entamer les années 2020, et force est de constater que le parti créé par Jean-Marie Le Pen il y a 60 ans n’a jamais été aussi puissant avec encore une fois un score de plus de 40% au second tour de l’élection présidentielle 2022 et 89 députés à l’Assemblée Nationale, et ce sans recours à la proportionnelle. La question que tout le monde se pose dorénavant est évidemment de savoir si Marine Le Pen parviendra à l’emporter en 2027, une victoire historique faisant d’elle à la fois la première femme présidente de la République française et la première présidente d’extrême droite. 2002 fut un choc, 2022 n’a surpris personne, tout le monde s’est habitué et personne n’est descendu dans la rue au lendemain du premier tour, faut dire que les Français ont beaucoup battu le pavé ces dernières années sans grands résultats, alors qu’en sera-t-il en 2027 ? Sans parler de la petite dernière du clan Le Pen, Marion Maréchal, qui s’est certes retirée de la vie politique pour un temps, mais n’y reviendra-t-elle pas si l’opportunité se présente ? L’autre question que l’on peut légitimement se poser : l’extrême droite française peut-elle exister sans les Le Pen ? La nouvelle garde emmenée par Jordan Bardella, peut-elle exister sans un ou une Le Pen en guise de tête de gondole ? Je n’ai pas la réponse à cette question, pourtant essentielle quand il s’agit de savoir si les Français votent extrême droite pour les idées ou pour les personnalités qui les incarnent. Seul l’avenir nous le dira encore une fois.

En conclusion de ce billet sur Jean-Marie Le Pen, il me semble indiscutable en effet qu’il incarne une certaine idée de la France, une nation qui n’est n’est pas et n’a jamais été une et indivisible, cette image que certains bien pensants n’aiment pas regarder en face et pourtant il le faut bien. Il le faut bien car les problèmes soulevés par ce parti depuis plus d’un demi-siècle existent bel et bien et l’erreur des autres partis et responsables politiques a été de les disqualifier sans même commencer à y apporter le début d’une réponse, ou mieux d’une solution. La désindustrialisation, la globalisation, le déclassement de toute une partie de la population, le chômage, l’insécurité, la diminution des services publics, le vide idéologique laissé par la fin du christianisme, l’émergence d’une forme radicale de l’Islam, l’immigration incontrôlée… tous ces éléments sont les symptômes d’un pays qui prend l’eau de toute part, tel un bateau surchargé au milieu de la Méditerranée. Si les démocrates et les républicains n’apportent aucune solution concrète, se sentant peut-être dotés d’un gilet de sauvetage, il ne faut pas s’étonner que les partis extrêmes en proposent de mauvaises et rencontrent même un certain succès avec. Tout simplement parce que les gens en ont marre qu’on se moque d’eux. Cette fatigue, pour ne pas dire cette colère, démocratique est exploitée par le Rassemblement National et si rien de mieux n’est proposé d’ici 2027, il n’y aura rien pour empêcher ce parti d’arriver au pouvoir. Nous entrerons alors dans une période de chienlit politique, comme disait De Gaulle, dont nous ne mesurons pas bien les conséquences. Le coq gaulois, cet animal de la basse cour qui bombe le torse et aime chanter les pieds dans la merde, clairement ce gallinacé nous ressemble bien.

Hier soir, je regardais Empire of Light, le dernier film de Sam Mendes (2). A un moment, Stephen, un jeune employé de cinéma de cette côte est de l’Angleterre est tabassé par des skinheads sans aucune raison si ce n’est sa couleur de peau. Moi qui n’ai pas grandi dans un port de pêche breton mais entouré de copains africains, turcs, arabes ou vietnamiens, j’avais la rage au ventre. Alors je voudrais envoyer un dernier message à Jean-Marie Le Pen avant qu’il n’atteigne les 100 ans :

La jeunesse emmerde le Front National !
La jeunesse emmerde le Front National !
La jeunesse emmerde le Front National ! (3)


Sources / Références :

(1) Jean-Marie Le Pen : L’obsession nationale, podcast de Philippe Collin, France Inter, 2023.

(2) Empire of Light, film de Sam Mendes, 2022

(3) Porcherie, Bérurier Noir, 1988

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